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Edgar Faure

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L'après-guerre

À partir du mois de mai 1947, moins de trois ans après la Libération, deux ans après la capitulation allemande, la France commence à retrouver ses structures et ses habitudes politiques antérieures à la Seconde Guerre mondiale. Née dans les circonstances dramatiques de l’été 1944, constituée à l’automne 1946, la IVe République va ressembler de plus en plus à la IIIe.

Sur le plan des institutions, d’abord. Comme avant 1940, celles-ci comportent, sous la présidence d’un chef d’État élu par le Parlement, mais investi d’une simple magistrature d’influence, un gouvernement étroitement dépendant de l’Assemblée nationale et deux chambres : celle qui émane directement du suffrage universel dispose d’une quasi-souveraineté.

Sur le plan du système des partis, ensuite. Sans doute des changements sont intervenus, notamment par la substitution à une fraction de l’ancienne droite d’une formation démocrate- chrétienne, le Mouvement républicain populaire (M.R.P.), qui se veut plus ouvert à la réforme économique et sociale que ne l’est un vieux parti de gauche comme le Parti radical-socialiste. À l’extrême gauche, le Parti communiste reprend l’attitude d’opposition intransigeante qu’il avait eue pendant presque tout l’entre-deux-guerres, mais avec des effectifs parlementaires et électoraux à peu près deux fois plus importants qu’en 1936. De la gauche non communiste au centre droit, des majorités de coalition, hétérogènes et instables, vont assumer la charge du pouvoir. Pour défendre le régime, pour le faire fonctionner, elles ont à surmonter périodiquement les contradictions qui les divisent. Symétriquement à l’opposition d’extrême gauche, mais sans qu’il soit légitime de le situer à l’extrême droite ou même simplement à droite, puisqu’il entend se placer sur un autre plan que celui des partis, le Rassemblement du peuple français (R.P.F.), que vient de créer le général de Gaulle, est souvent considéré, à tort selon nous, comme une sorte de réincarnation des « ligues » antiparlementaires et fascisantes de la dernière décennie de la IIIeRépublique.

Sur le plan parlementaire, entre le P.C. et le R.P.F., la majorité centriste, dite « de troisième force », se reconstituera toujours, du moins jusqu’aux élections de 1951. Mais il n’y a pas de solidarité électorale entre les partis qui la composent. Modérés du Parti républicain de la liberté (P.R.L.) ou du Parti paysan, bientôt unis dans le Centre national des indépendants (C.N.I.), radicaux ou socialistes indépendants, relevant du vieux parti de la rue de Valois et de la jeune Union démocratique et socialiste de la Résistance (U.D.S.R.), l’un et l’autre fédérés par le Rassemblement des gauches républicaines (R.G.R.), démocrates-chrétiens du M.R.P., socialistes de la Section française de l’Internationale ouvrière (S.F.I.O.) : tous ces partis, « condamnés à vivre ensemble » au Palais-Bourbon, selon le mot d’un président du Conseil de l’époque, Henri Queuille, se combattent devant les électeurs ; c’est qu’ils font appel à des clientèles électorales antagonistes et ne veulent pas courir le risque de voir leurs partisans les abandonner soit pour aller au P.C., soit pour rejoindre le R.P.F. La dissociation presque statutaire entre la composition des majorités électorales et celle des majorités parlementaires, grâce à laquelle la IIIeRépublique avait concilié le gouvernement par les centres et la rivalité, habituelle aux élections, entre un bloc de droite et un bloc de gauche, redevient ainsi au cours des premières années de la IVe République l’un des facteurs essentiels du fonctionnement du régime. À tous égards, on a l’impression d’une restauration.

Au mois d’août 1969, vingt-cinq ans après la Libération , les changements fondamentaux que ni la guerre, ni la défaite, ni l’occupation, ni la Résistance n’avaient paru capables d’apporter aux structures et aux habitudes politiques de la IIIeRépublique se sont réalisés.

Les institutions de la Ve République comportent toujours un président de la République , un gouvernement, un Parlement divisé en deux chambres. Mais l’équilibre entre les pouvoirs est nouveau. Élu au suffrage universel, le président de la République possède la primauté : il est devenu la figure centrale du régime. Le Parlement ne peut plus prétendre exercer la souveraineté. Sa compétence législative est limitée à un domaine défini par la Constitution. Ses procédures internes reconnaissent au gouvernement des prérogatives étendues. La réglementation des conditions dans lesquelles l’Assemblée peut mettre en cause la responsabilité politique du cabinet libère ce dernier de la tutelle à laquelle le soumettaient la Chambre des députés sous la IIIe République , l’Assemblée nationale sous la IVe République.

Non moins profondes sont les transformations intervenues dans le système des partis. À la majorité homogène – mais non pas monolithique, puisqu’elle unit plusieurs formations distinctes – qui existe au Palais-Bourbon depuis 1962 correspond une majorité analogue dans le suffrage universel.

Autre changement : jusqu’aux élections de 1956, les divers partis considérés traditionnellement comme constituant la gauche – communistes, socialistes, radicaux – obtenaient toujours au total la majorité des suffrages exprimés. De 1958 à 1969, à travers quatre élections législatives et deux élections présidentielles, ces partis ont au contraire toujours été minoritaires. Est-ce à cause de leur désunion ? Est-ce en raison de leur commune opposition au général de Gaulle, à qui, de septembre 1958 à avril 1969 – exclusivement – la majorité des électeurs a constamment manifesté sa confiance ? Est-ce parce que le pays s’est détaché du type de régime à primauté parlementaire auquel, avec des nuances, ces partis tenaient à demeurer fidèles ? Est-ce à cause des transformations qui ont modifié dans sa structure la société française ? Quelle que soit l’explication retenue, le fait demeure.

Telles sont les constatations fondamentales par lesquelles doit s’ouvrir l’étude de la vie politique française sous la IVe et sous la Ve République. Après la Seconde Guerre mondiale et la brève période qui avait suivi la Libération , on avait pu penser que la France allait restaurer la IIIe République. Un quart de siècle plus tard, la politique française s’est au contraire engagée dans une voie nouvelle. Comment ce changement s’est-il produit ?

1. Le gouvernement provisoire du général de Gaulle (24 août 1944-20 janv. 1946)

Annonçant à la fois la IVe et la Ve République, la période qui va du 25 août 1944 au 20 janvier 1946 doit son unité à la présence du général de Gaulle au pouvoir.

L’autorité de l’État

Dès son arrivée à Paris – où il a veillé à ce que les troupes françaises du général Leclerc prennent pied les premières -, de Gaulle affirme sa volonté de garantir l’indépendance de l’État, qu’il représente, à l’égard de toute force particulière, et notamment de celle des communistes, qui viennent de déclencher l’insurrection contre l’occupant. Il s’installe au ministère de la Guerre avant de se rendre à l’Hôtel de Ville, où il sait que l’attendent les chefs de la Résistance parisienne, car il ne veut pas paraître devoir à ceux-ci la consécration de son autorité. Une fois en leur présence, il refuse de « proclamer » la République comme ils le lui demandent, car, selon lui, la République n’a jamais cessé d’être, même lorsqu’il était seul, à Londres, à l’incarner.

Le gouvernement qu’il constitue quelques jours plus tard manifeste, par sa composition, la fusion entre Résistance intérieure et Résistance extérieure et la trêve entre les partis, des communistes aux modérés. Mais la volonté du général de Gaulle prévaut alors sur l’avis de ses ministres autant que sur celui de l’Assemblée, et bien des ressentiments qui se manifesteront plus tard datent de cette période.

Le premier souci de De Gaulle va être d’établir l’autorité de son gouvernement sur les organismes locaux, souvent dominés par le Parti communiste, qui se sont constitués en province, surtout dans le Midi, au moment du départ des occupants, et que leur isolement aide parfois à tenir un rôle qui ne leur appartient pas. Ce sera chose faite dans l’ensemble, au bout de quelques semaines ; ce succès sera consacré à la fin d’octobre par le désarmement des « milices patriotiques » et l’incorporation dans l’armée régulière des éléments non démobilisés des Forces françaises de l’intérieur (F.F.I.). Le retour en France de Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste, dont la désertion de 1939 est amnistiée par de Gaulle, facilitera à cet égard l’action du gouvernement : sous l’impulsion de son leader retrouvé, le Parti communiste renoncera à toute intention de révolution immédiate pour participer pleinement à l’effort national de guerre et de production.


Maurice Thorez

Il reste à obtenir, par la présence des forces françaises dans les derniers combats du conflit européen, que la France figure parmi les vainqueurs lorsque s’engagera le règlement diplomatique de la guerre. Londres et Washington n’ont reconnu le gouvernement de De Gaulle qu’en octobre 1944. En novembre, le général se rend en Russie. Le pacte qu’il y conclut avec Staline, en même temps qu’il facilite dans l’immédiat la solution intérieure du problème communiste, est un élément fondamental de la stratégie qui doit rendre à la France son rang international. En refusant, en janvier 1945, de se plier aux ordres du commandement interallié qui voudrait évacuer Strasbourg à peine reconquise, de Gaulle affirme la présence de la France au combat. Si les trois Grands (Churchill, Roosevelt, Staline) ne l’invitent pas à Yalta, s’il scandalise les tenants de la conciliation systématique à l’égard des Anglo-Saxons en refusant de rencontrer Roosevelt à Alger, il n’en obtient pas moins sur le plan international d’importants succès. La France participe à la création de l’Organisation des Nations unies ; elle reçoit un siège permanent au Conseil de sécurité ; ses chefs militaires seront présents à la capitulation allemande ; elle aura sa zone d’occupation dans le pays vaincu.

L’opinion est-elle sensible à ces résultats ? Les conditions matérielles de la vie dans la France libérée sont presque aussi dures que sous l’Occupation. L’inflation persiste. Lorsque s’affrontent, au début de 1945, les projets rigoureux du ministre de l’Économie, Pierre Mendès France, partisan d’un prélèvement sur la circulation monétaire réalisé grâce à un échange des billets, et les objections du ministre des Finances, René Pleven, qui craint l’effet psychologique d’un traitement de choc et préfère l’emprunt au prélèvement, de Gaulle rend son arbitrage contre Mendès France. Celui-ci démissionne en avril, et acquiert ainsi la réputation de clairvoyance et de courage dont il bénéficiera lorsqu’il deviendra président du Conseil en 1954.

La reconstitution des partis

Malgré le caractère monocratique du pouvoir exercé par de Gaulle en 1944-1945, les partis se préparent à la lutte électorale qui suivra la fin des opérations militaires. Le M.R.P. se forme au congrès de novembre 1944. La S.F .I.O. se reconstitue en s’épurant de tous ceux de ses membres qui ont été coupables de faiblesse envers Vichy. Le Parti radical l’imite avec beaucoup plus d’indulgence. Les mouvements de Résistance se préparent à entrer dans la politique. Le Front national, dominé par les communistes, n’obtient pas du Mouvement de libération nationale, qui fédère les autres organisations, qu’il consente à s’unifier avec lui. Le M.L.N. rêve d’un « travaillisme », auquel fait échec la S.F .I.O., peu désireuse de fusionner avec le M.R.P. Mais les socialistes ne sont pas disposés à réaliser l’unité d’action, moins encore l’unité organique, que leur proposent les communistes. Ceux-ci n’ont donc pas réussi, comme en Europe de l’Est, à créer un Front unique dominé par eux. Aux élections municipales d’avril 1945, ils jouent la restauration de l’ancien clivage entre droite et gauche, fondé sur la laïcité, ce qui les rapproche provisoirement des radicaux.

En juin 1945, de Gaulle commence à préparer la consultation du pays qui inaugurera le retour à une vie politique fondée sur le suffrage des citoyens. Les décisions qu’il prend dans ce domaine au cours de l’été n’ont recueilli l’agrément ni de l’Assemblée consultative ni des partis communiste et socialiste. C’est au suffrage universel, désormais étendu aux femmes, qu’il incombera, dans un double référendum, de décider, le 21 octobre 1945, si l’Assemblée qu’il élira le même jour sera constituante (ce qui impliquera la disparition définitive de la IIIe République ) et si ses pouvoirs seront limités (par la fixation de son mandat à sept mois et par la réglementation des rapports qu’elle entretiendra avec le gouvernement dont elle aura élu le président). L’élection de l’Assemblée se fera à la proportionnelle dans le cadre départemental, sans la représentation des « restes » sur le plan national réclamée par les grands partis.

Les radicaux sont seuls à préconiser le « non » à la première question, qu’approuvent près de 18 millions d’électeurs contre moins de 700 000. De concert avec les communistes, ils soutiennent également le « non » à la seconde question, approuvée par plus de 12 millions de suffrages contre un peu plus de 6 millions : de Gaulle a gagné le référendum. Mais à la Constituante , il ne disposera d’aucun parti, et son autorité sera bientôt contestée par tous les groupes. L’Assemblée est composée de 159 communistes, de 146 socialistes, de 150 républicains populaires. L’U.D.S.R. (Union démocratique et socialiste de la Résistance , parti fondé par les éléments du M.L.N. qui ont rejeté la fusion avec le Front national dominé par les communistes), avec ses apparentés « paysans » et d’outre-mer, atteint l’effectif de 42. Les radicaux ne sont que 29. Les modérés 53, divisés en deux groupes. Il y a 7 non-inscrits. À peu près tous les élus, sauf les communistes et la plupart des radicaux, se sont réclamés du général de Gaulle devant les électeurs. Bien peu d’entre eux se sentent obligés à son égard à une véritable fidélité. L’union des communistes et des socialistes dominerait la Constituante  : mais la S.F .I.O. ne veut à aucun prix d’un tête-à-tête avec son voisin d’extrême gauche.

À l’unanimité, le général de Gaulle est élu président du gouvernement provisoire. Dans la formation d’un ministère d’union, il se heurte au Parti communiste ; celui-ci revendique l’un des trois portefeuilles clés : Affaires étrangères, Défense nationale ou Intérieur. Mais de Gaulle refuse de confier à un communiste un « des trois leviers qui commandent la politique étrangère, à savoir la diplomatie qui l’exprime, l’armée qui la soutient, la police qui la couvre ». Le P.C. finit par céder. Mais il est clair que le président du gouvernement provisoire aura des rapports difficiles avec une Assemblée qui, selon la tradition de la IIIe République , se considère comme ayant primauté sur un gouvernement qui, pense-t-elle, ne doit d’exister qu’à son vote.

Sous prétexte qu’il n’est pas lui-même constituant, le général de Gaulle se voit refuser un entretien avec le rapporteur de la Commission qui a mis en chantier un projet de régime d’Assemblée, dans lequel ni le président de la République ni le gouvernement ne disposent de l’autorité propre qu’il juge indispensable. Fin décembre, à l’occasion du vote de crédits militaires, il s’entend expliquer par les socialistes que le devoir du gouvernement est de s’incliner devant les décisions de l’Assemblée, même s’il les juge néfastes. Beaucoup de députés paraissent étonnés qu’il invoque le droit pour le chef responsable du gouvernement de se retirer plutôt que de se soumettre à la volonté des représentants du peuple. En janvier, à propos de décorations d’officiers blessés en Afrique en luttant contre les Alliés, Édouard Herriot prétend donner à Charles de Gaulle une leçon de Résistance.

Mais, à cette date, la décision du président du gouvernement provisoire est prise. Réprouvant les formes que la vie politique, dominée par les partis, est en train de reprendre, mais refusant de saisir la dictature, il quitte le pouvoir. Sa décision est rendue publique le 20 janvier 1946, lors d’un Conseil des ministres, au cours duquel, constate le ministre d’État communiste Maurice Thorez, son attitude « ne manque pas de grandeur ». Tout donne à penser qu’il s’agit pour de Gaulle d’une retraite tactique. Il ne croit pas les partis capables de s’entendre pour gouverner sans lui. Il pense qu’ils devront bientôt le rappeler, et qu’il sera alors en mesure de leur dicter ses conditions. Il lui faudra attendre douze ans et demi pour que se réalise cette prévision.

Le tripartisme (janv. 1946-mai 1947)

Depuis la retraite du général de Gaulle jusqu’au passage du Parti communiste à l’opposition, l’évolution politique de la France s’ordonne autour d’un certain nombre d’événements.

La mise en place des institutions

Contrairement à ce qu’avait prévu de Gaulle, les trois principaux partis (M.R.P., S.F.I.O., P.C.) se mettent d’accord après son départ pour constituer ensemble un gouvernement, sous la direction du président de l’Assemblée constituante, Félix Gouin, que remplace un autre socialiste, Vincent Auriol. Cet accord ne s’étend pas au vote de la Constitution. Communistes et socialistes adoptent un projet établissant un régime d’Assemblée pur et simple. Le M.R.P., craignant que la toute-puissance d’une Assemblée unique ne soit dangereuse pour la liberté, se prononce contre ce texte. À son appel, au référendum du 5 mai 1946, le peuple français rejette, par un peu moins de 10 300 000 « non » contre un peu plus de 9 100 000 « oui », le projet qui lui est soumis. Il faut élire une nouvelle Assemblée constituante.

Le scrutin du 2 juin donne au M.R.P. l’avantage sur le P.C., avec 166 élus contre 153. Il n’y a que 128 socialistes. Les radicaux et l’U.D.S.R. sont 52, les modérés, en trois groupes, 67. Il y a en outre 9 non-inscrits et 11 nationalistes algériens. Le tripartisme est reconduit au pouvoir, cette fois sous la direction d’un membre du M.R.P., Georges Bidault. Sortant du silence qu’il avait observé depuis le 20 janvier, le général de Gaulle expose le 16 juin, à Bayeux, quelle structure il faut, selon lui, donner aux institutions de la République pour que celles-ci répondent aux besoins de l’État : le président de la République , élu par un collège beaucoup plus large que le Parlement, recevrait les prérogatives qui lui permettraient de garantir la durée et la cohésion de l’action gouvernementale ; divisé en deux chambres de pouvoir inégal, le Parlement ne serait plus le dépositaire de la souveraineté nationale.

Telle n’est pas la voie dans laquelle s’engage le M.R.P. à la seconde Constituante. C’est sur la base d’un aménagement du projet rejeté le 5 mai, par une légère extension des attributions du président de la République et la création d’une seconde chambre à rôle consultatif, le Conseil de la République , que les républicains populaires, fidèles au principe de la souveraineté du Parlement, cherchent à réaliser un compromis avec les socialistes et les communistes. Ces derniers sont réticents, jusqu’au moment où le général de Gaulle se prononce catégoriquement contre le texte en cours d’élaboration. Ils s’y rallient alors, ce qui lui vaut d’être adopté par l’Assemblée constituante à une très forte majorité. Mais les critiques du général de Gaulle ont porté sur l’électorat du M.R.P. Au référendum du 13 octobre, le peuple n’adopte la Constitution de la IVe République que par 9 millions de « oui » contre un peu moins de 7 800 000 « non », avec 8 millions d’abstentions (3 millions de plus que le 5 mai) et de votes blancs ou nuls. On est enfin sorti du provisoire : l’Assemblée nationale élue le 10 novembre 1946 – toujours à la représentation proportionnelle dans le cadre départemental – dispose d’un mandat de cinq ans. Le P.C. y reconquiert la première place, avec 182 députés. La S.F .I.O. n’a plus que 102 élus, mais le M.R.P. en a 173. Les radicaux et l’U.D.S.R. en ont 69, les modérés, qui ne forment plus que deux groupes, 67. Il y a 21 non-inscrits, et 13 députés musulmans d’Algérie, en deux groupes, celui des Musulmans indépendants pour la défense du fédéralisme algérien (M.I.D.F.A.) et le groupe pour le Triomphe des libertés démocratiques en Algérie (T.L.D.A.).

Le président de la République ne pourra être élu qu’en janvier 1947 après la mise en place du Conseil de la République , dont les membres doivent prendre part à sa désignation au même titre que ceux de l’Assemblée nationale. Il faut donc que celle-ci nomme un président du Conseil pour la période transitoire. Le P.C. présente la candidature de Maurice Thorez, pour lequel la S.F .I.O. décide de voter, parce qu’elle est certaine de son échec. Échec d’autant plus net que plusieurs députés socialistes refusent leur bulletin au secrétaire général du P.C. Présenté par le M.R.P., Georges Bidault est à son tour écarté. Ce sera finalement à Léon Blum, le patriarche de la S.F .I.O., qui n’est pas membre de l’Assemblée, que cette dernière confiera le pouvoir pour quelques semaines, jusqu’à l’élection du président de la République et à la mise en œuvre du mécanisme établi par la Constitution pour la « désignation » (par le chef de l’État), puis pour l’« investiture » (par l’Assemblée) d’un président du Conseil.

Les méfiances réciproques des anciens partenaires du tripartisme sont si fortes que Léon Blum doit former un gouvernement socialiste homogène. Il essaie de réagir contre les tendances inflationnistes auxquelles les gouvernements de Félix Gouin et de Georges Bidault, obsédés par la crainte de prendre des mesures impopulaires à la veille de consultations électorales, n’avaient rien fait pour s’opposer : c’est le choc psychologique de la baisse des prix de 5% ordonnée le 1erjanvier 1947. À cette date, Léon Blum a malheureusement laissé se déclencher en Indochine le conflit sanglant qui aboutira, en 1954, à l’indépendance du Vietnam.

Le Conseil de la République , réuni à la fin de décembre, a une composition politique très analogue à celle de l’Assemblée, bien que modérés et radicaux y soient un peu plus forts. Il se donne un président M.R.P., Auguste Champetier de Ribes, qui meurt quelques semaines plus tard, et que remplace en mars un radical, Gaston Monnerville.

En janvier, le congrès du Parlement porte à la présidence de la République , au premier tour de scrutin, le président socialiste de l’Assemblée nationale, Vincent Auriol, à qui ont été opposés trois concurrents, un radical, un modéré et un M.R.P., mais dont la candidature a rallié d’emblée les voix communistes. Édouard Herriot devient président de l’Assemblée. Vincent Auriol désigne comme président du Conseil un socialiste, Paul Ramadier. Investi par l’Assemblée nationale, celui-ci forme un gouvernement de tripartisme élargi : trois radicaux, deux U.D.S.R. et deux modérés y figurent à côté de huit socialistes, de cinq M.R.P. et de cinq communistes.

Malgré les conditions dans lesquelles a été élu Vincent Auriol, malgré la facilité avec laquelle Ramadier a constitué son gouvernement, la collaboration au pouvoir des communistes et des autres partis est de plus en plus malaisée. Des incidents se produisent à propos des crédits du corps expéditionnaire en Indochine, votés par les ministres du P.C. mais non par ses députés. La rupture entre les communistes et les autres partis n’intervient cependant qu’après la conférence de Moscou (10 mars-4 avr. 1947), au cours de laquelle Staline refuse d’appuyer les revendications françaises sur la Sarre , mais où Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, obtient des États-Unis et de la Grande-Bretagne un accroissement des attributions de charbon allemand à la France.

Élimination du P.C. et opposition gaulliste

Probablement souhaitée depuis plusieurs semaines par Vincent Auriol et par Ramadier, la crise éclate au début de mai 1947. À la suite d’un mouvement de grèves dans la région parisienne, l’Assemblée nationale discute une interpellation sur la politique des salaires. Elle vote un ordre du jour de confiance au gouvernement, mais les ministres communistes se prononcent contre. Sans doute espèrent-ils que leur attitude entraînera la démission du cabinet tout entier. Mais Paul Ramadier reste au pouvoir : un décret du président de la République , pris sur sa proposition, constate qu’à la suite du vote qu’ils ont émis à l’Assemblée nationale les fonctions des quatre ministres communistes qui sont députés « sont considérées comme ayant pris fin ». Le cinquième membre communiste du gouvernement, qui appartient au Conseil de la République , donne sa démission. Il y a quelques jours d’incertitude : le comité directeur du Parti socialiste se prononce pour la démission de Ramadier, mais le groupe parlementaire est d’un avis contraire. Finalement, le Conseil national de la S.F .I.O. accepte que celle-ci demeure dans le gouvernement sans les communistes. On nomme deux nouveaux ministres M.R.P., deux nouveaux ministres socialistes, et l’on supprime le ministère fantôme de la Défense nationale, confié en janvier à un communiste mais dépourvu de toute attribution. Tout n’est pas résolu pour autant. La situation du gouvernement devient difficile, parce que la S.F .I.O. et le M.R.P. n’ont pas à eux seuls la majorité et que l’existence de ministres radicaux, U.D.S.R. et modérés ne suffit pas à garantir le soutien des groupes auxquels ceux-ci appartiennent, et qui, on peut le prévoir, poseront leurs conditions pour laisser vivre un gouvernement dont l’existence est désormais entre leurs mains.

Le général de Gaulle a fait en avril de la même année sa rentrée dans la vie politique. Il appelle les Français, « rejetant les jeux stériles et réformant le cadre mal bâti où s’égare la nation et se disqualifie l’État », à soutenir l’action qu’il engage par la création du Rassemblement du peuple français. Sous sa direction, celui-ci aura pour but « dans le cadre des lois, de promouvoir et de faire triompher … l’union de notre peuple dans l’effort de rénovation et de réforme de l’État ». À l’opposition communiste, dont il est clair qu’elle exploitera au maximum les difficultés économiques et le malaise social qui en résulte, s’ajoute désormais une opposition gaulliste, dirigée moins contre les hommes qui exercent le pouvoir que contre le régime institué par ces hommes en dépit des avertissements du général de Gaulle.

La rupture du tripartisme

Le premier problème posé par l’évolution politique qui vient d’être décrite concerne l’attitude du M.R.P. : pourquoi le parti qui, en octobre 1945, s’était donné pour celui « de la fidélité » n’a-t-il pas suivi de Gaulle lorsque celui-ci a refusé de continuer à gouverner dans les conditions qui résultaient de l’attitude prise à son égard par l’Assemblée constituante ? Pourquoi, durant l’été 1946, n’a-t-il pas tenté de reprendre à son compte les idées constitutionnelles du discours de Bayeux ?

Des ressentiments personnels, en particulier celui de Georges Bidault (ministre des Affaires étrangères depuis août 1944, il a mal supporté la tutelle du général de Gaulle), peuvent avoir contribué à l’attitude prise par le M.R.P. après le 20 janvier 1946. Mais l’essentiel n’est pas là. Le M.R.P. a agi comme il l’a fait pour aider la S.F .I.O. à résister à l’emprise communiste. On sait aujourd’hui que l’état-major général de l’armée a informé ses dirigeants des inquiétudes éprouvées par les conseillers militaires des gouvernements de Londres et de Washington devant la perspective de l’installation en France d’un gouvernement dominé par les communistes. C’est avant tout pour barrer la route au P.C. que le M.R.P. a accepté en janvier de gouverner de concert avec celui-ci et avec la S.F .I.O. C’est dans la même intention que, quelques semaines plus tard, il s’est séparé de cette dernière en faisant campagne pour le « non » au référendum du 5 mai 1946.

L’attitude des républicains populaires à la seconde Constituante s’explique sans doute d’abord par l’idéologie propre aux démocrates-chrétiens, qui les prépare mal à admettre un système constitutionnel fondé, comme celui de Bayeux, sur la volonté de donner naissance à un État fort. Elle tient aussi à la facilité avec laquelle les dirigeants du M.R.P. se sont adaptés à la vie parlementaire et en ont assumé toutes les traditions. Il est enfin probable qu’ils se rendent compte mieux que de Gaulle de l’extrême difficulté qu’il y aurait à faire accepter les idées constitutionnelles de celui-ci, non seulement par les socialistes, mais même par les modérés et les radicaux, beaucoup plus désireux de rapprocher la IVe République de la IIIeque d’instituer un régime quasi présidentiel. Engagés depuis janvier dans la voie de cette entente avec les socialistes, qu’ils avaient quelque temps hésité à rompre avant le référendum du 5 mai, les républicains populaires ne veulent pas, au cours de l’été, s’en dégager pour se mettre au service du programme constitutionnel du général de Gaulle, et courir ainsi le risque de rendre nécessaire l’élection d’une troisième Assemblée constituante.

La formule gouvernementale du tripartisme leur a permis d’atteindre leur objectif essentiel, mais au prix de très graves inconvénients. On a mentionné plus haut l’absence de toute action de l’État contre l’inflation monétaire, qui caractérise la période où Félix Gouin et Georges Bidault ont successivement été au pouvoir. Cela s’explique en partie par le caractère provisoire de leurs gouvernements, mais aussi et peut-être surtout par l’incapacité organique de ces derniers à déterminer une politique économique et financière cohérente. Au temps du tripartisme, les divers départements ministériels se sont constitués en fiefs des partis dont relèvent leurs titulaires. Le premier souci d’un ministre paraît être plus souvent de servir son parti et de desservir les autres que de prendre part à une action gouvernementale d’ensemble. La décomposition de l’État n’a jamais été plus grande en France qu’en 1946-1947 : les trois partis qui dominaient les Constituantes se l’étaient en quelque sorte provisoirement partagé, dans l’espoir pour chacun d’eux de pouvoir ensuite le conquérir tout entier.

Il n’est guère contestable que le P.C. a été plus loin que ses partenaires dans cette voie. Il n’en a pas moins subi au printemps 1947 un échec décisif. Cet échec s’explique en partie par l’action de facteurs d’ordre international ; en effet, à peu près simultanément en France, en Italie et en Belgique, le communisme a été éliminé du gouvernement. Le développement de la guerre froide conduit alors les États d’Europe occidentale à se ranger dans le camp des puissances anglo-saxonnes. C’est que l’U.R.S.S. est incapable de leur fournir une aide économique comparable à celle qu’ils espèrent obtenir des États-Unis et que, selon toute vraisemblance, elle ne souhaite pas que le P.C. prenne le pouvoir dans un de ces États, ce qui risquerait de provoquer un conflit armé pour lequel elle n’est pas prête. D’ailleurs, pas plus en France que dans les pays voisins, l’opinion n’est favorable à l’instauration d’un régime communiste : c’est la raison principale de l’échec communiste de 1947. Autant que la propagande du M.R.P. pour le « non », celle du P.C. pour le « oui » explique le résultat négatif du référendum du 5 mai 1946, étape fondamentale de l’évolution politique de la France après la Libération.

À cet égard, les dirigeants communistes, et notamment Maurice Thorez, paraissent s’être fait d’étranges illusions. Ils n’ont pas mesuré l’étendue et la profondeur de la crainte qu’ils inspiraient. Ils ont en particulier constamment sous-estimé l’anticommunisme de la S.F .I.O. Il leur paraissait inconcevable que celle-ci pût accepter un jour de gouverner sans eux, donc contre eux, de concert avec les « réactionnaires cléricaux » du M.R.P.

Il s’en est d’ailleurs fallu de peu en mai 1947 que l’événement ne leur donnât raison. Représentant les militants du Parti socialiste, le comité directeur de la S.F .I.O. a pris position pour la démission de Ramadier. Mais, interprètes des sentiments de leurs électeurs, les députés socialistes sont parvenus à faire adopter une décision contraire par le Conseil national du parti. Les illusions des leaders communistes sur les dispositions de l’opinion à leur égard s’expliquent peut-être par la satisfaction qu’ils ont éprouvée à occuper des fonctions ministérielles et à se sentir ainsi délivrés de l’ostracisme qui les avait si longtemps isolés dans la vie politique française. C’est ce qui semble s’être produit pour Maurice Thorez, dont tous les témoignages s’accordent à constater qu’il a fait preuve, de novembre 1945 à mai 1947, de qualités certaines d’homme d’État.

Si l’évolution de la situation internationale a été un des facteurs de la rupture du tripartisme, elle a eu également une grande part dans la décision de créer le R.P.F., prise au printemps de 1947 par le général de Gaulle. Celui-ci croyait que la guerre froide risquait d’aboutir à un troisième conflit mondial. L’anxiété que lui causaient, dans une telle perspective, la faiblesse du pouvoir et la décomposition de l’État, la volonté d’agir sans plus attendre pour tenter d’y remédier, telles furent les raisons essentielles de sa rentrée politique.

En mai 1947, la présidence de la République , la présidence du Conseil, la présidence de l’Assemblée nationale et la présidence du Conseil de la République sont occupées toutes quatre par des hommes politiques formés par la IIIeRépublique. D’eux d’entre eux, Édouard Herriot et Gaston Monnerville, appartiennent au Parti radical-socialiste, fondé en 1901, les deux autres, Vincent Auriol et Paul Ramadier, au Parti socialiste (S.F.I.O.), qui date de 1905. Ce fait contribuera à l’évolution qui tendra de plus en plus nettement à rapprocher les pratiques politiques de la IVe République de celles qui avaient cours sous la IIIe.

La majorité de Troisième Force (mai 1947-juin 1951)

Les institutions de la IVe République

Après la dissociation du tripartisme, la mise en œuvre des institutions de la IVe République a imprimé à ce régime la physionomie qui devait rester la sienne jusqu’à sa disparition. Il convient donc maintenant de décrire la structure que les constituants avaient entendu donner à ces institutions. L’Assemblée élue le 2 juin 1946 acherché à constituer un système de souveraineté parlementaire qui échappât aux défauts de la IIIe République. Ceux-ci tenaient, selon elle, à trois causes principales : les rapports entre le gouvernement et la Chambre des députés n’étaient pas réglementés avec assez de précision ; le Sénat possédait trop de pouvoirs, d’ordre à la fois législatif et politique ; enfin, le recours aux décrets-lois avait faussé l’équilibre du régime et porté atteinte à l’exercice par les députés des responsabilités qui leur incombaient. C’est sur ces trois points qu’on a cherché, en 1946, à donner aux institutions de la IVe République une physionomie originale par rapport à celles de la IIIe.

On a décidé d’associer étroitement l’Assemblée nationale à la formation du gouvernement, pensant ainsi réduire le nombre des crises ministérielles. On a donc enlevé au président de la République – élu, comme autrefois, pour sept ans, par les membres des deux chambres réunies en congrès – le droit de nommer de sa propre autorité le gouvernement. Son rôle a été limité à la simple « désignation » (après les consultations d’usage) d’un président du Conseil éventuel. Celui-ci devait se présenter seul devant l’Assemblée nationale pour lui exposer son programme et solliciter d’elle une « investiture » qui (selon le texte initial de la Constitution , modifié sur ce point en 1954) ne pouvait lui être accordée que par le vote favorable de la majorité absolue des députés en exercice. Une fois investi par l’Assemblée, ce président du Conseil devait former son gouvernement (en 1954, il fut décidé que le président du Conseil désigné ferait connaître la composition du gouvernement, avant de solliciter la confiance de l’Assemblée). Le président de la République n’avait plus qu’à signer le décret de nomination du président du Conseil et des ministres dont ce dernier lui avait communiqué les noms. On espérait que cette procédure accroîtrait l’autorité personnelle du président du Conseil. Ce fut en effet parfois le cas, comme devait le prouver la facilité avec laquelle Paul Ramadier put mettre fin aux fonctions des ministres communistes. On espérait également que l’Assemblée nationale ne renverserait pas un gouvernement dont le chef aurait été investi par elle à la majorité absolue de ses membres aussi facilement que le faisait jadis la Chambre des députés. Cet espoir ne devait pas se réaliser.

La Constitution de 1946 avait cependant subordonné à des conditions minutieusement élaborées l’obligation pour le gouvernement de se démettre après un vote de l’Assemblée. On peut négliger l’hypothèse du vote, par la majorité absolue des députés en exercice, d’une motion de censure d’initiative parlementaire : le cas ne s’est jamais produit. Le gouvernement pouvait de son côté poser la question de confiance, mais seulement en vertu d’une délibération du Conseil des ministres (présidé, comme sous la IIIe , par le président de la République ). L’Assemblée n’avait la possibilité de se prononcer qu’après un délai de réflexion (qui devait être abrégé en 1954), et la confiance ne pouvait être constitutionnellement refusée au gouvernement que par un vote acquis, comme pour l’investiture du président du Conseil, à la majorité absolue des députés en exercice. On avait pensé que cette procédure aurait pour effet de raréfier les questions de confiance, que les constituants avaient tendance à considérer comme des pressions abusives du gouvernement sur le Parlement. On avait surtout espéré qu’il serait exceptionnel que la majorité des députés se prononçât contre un gouvernement dont le chef aurait, par hypothèse, été investi antérieurement à la même majorité. L’une et l’autre de ces prévisions devaient être démenties.

L’Assemblée constituante envisagea cependant le cas où la situation parlementaire ne permettrait à aucun gouvernement de se constituer et de durer. Elle introduisit dans la Constitution le droit de dissolution, mais en subordonnant l’exercice de celui-ci à des conditions qui, pouvait-on penser, ne seraient que très exceptionnellement réalisées : la dissolution ne pouvait en tout état de cause jamais intervenir moins de dix-huit mois après le commencement de la législature. Elle n’était ensuite autorisée que si, au cours d’une période ultérieure de dix-huit mois, deux crises ministérielles s’étaient ouvertes dans les conditions prévues par la Constitution. En cas de dissolution, enfin, le président de l’Assemblée nationale devait remplacer le président du Conseil, un nouveau ministre de l’Intérieur devait être nommé, et l’on devait faire entrer au gouvernement des membres de chacun des groupes de l’Assemblée qui n’y étaient pas représentés (ces dernières dispositions devaient être abrogées en 1954). L’ensemble de ces règles avait pour effet de faire du droit de dissolution une possibilité très difficile à réaliser.

Plus simples furent les dispositions adoptées pour limiter le rôle de la seconde chambre, à laquelle on refusa le nom de Sénat pour en faire un simple Conseil de la République. Les socialistes reprochaient au Sénat de la IIIe République d’avoir renversé Léon Blum en 1937 et en 1938 ; Édouard Herriot, leader de ce Parti radical qui avait si longtemps dominé l’assemblée du Luxembourg, avait cependant peine à oublier que celle-ci l’avait mis en minorité en 1925 ; le M.R.P. ne pardonnait pas au Sénat d’avoir été le gardien vigilant de l’esprit de laïcité agressive des premières années du siècle. On introduisit donc dans la Constitution une disposition excluant expressément la responsabilité du gouvernement devant le Conseil de la République , dont on réduisit le rôle législatif à la formulation, dans un délai parfois très bref, d’un seul avis sur chacun des projets ou propositions de loi votés par l’Assemblée nationale. Celle-ci aurait toujours le droit de passer outre à cet avis, sauf à statuer à la majorité absolue de ses membres si le Conseil de la République s’était lui-même prononcé à la même majorité (cette dernière disposition devait être remplacée en 1954 par l’instauration d’une navette, assortie de délais). Ces prescriptions n’empêchèrent pas trois gouvernements (en 1948, en 1955 et en 1957) de poser la question de confiance devant le Conseil de la République  ; elles permirent à la seconde chambre d’exercer progressivement une influence de plus en plus grande sur la rédaction des textes législatifs dont la portée n’était pas essentiellement politique.

Pour empêcher la réapparition des décrets-lois, on inséra dans la Constitution un texte ainsi conçu : « L’Assemblée nationale vote seule la loi ; elle ne peut déléguer ce droit. » Mais cette rédaction n’était pas des plus adroites, car, à prendre les choses littéralement, la délégation du pouvoir législatif n’est pas une délégation du droit de « voter » des lois : elle consiste à donner au gouvernement la faculté temporaire de publier des décrets pouvant porter modification de textes de nature législative. En fait, des décrets-lois identiques à ceux de la IIIe République devaient reparaître sous la IVe à partir de 1953.

Des prescriptions constitutionnelles de 1946, les plus importantes sont celles qui concernent les rapports entre l’Assemblée nationale et le gouvernement, aussi bien à l’origine de celui-ci que lorsqu’il pose la question de confiance. Le système élaboré à cet égard reposait sur la conviction que les majorités parlementaires devaient trouver leur origine dans un « contrat » passé entre de grands partis, capables de faire respecter par leurs élus une discipline de vote rigoureuse. Sanctionné par le vote d’investiture de l’Assemblée, ce contrat ne serait dénoncé que s’il survenait, entre ceux qui l’auraient conclu, un désaccord grave, manifesté par le refus d’un vote de confiance sollicité par le gouvernement. En ce sens, il n’est pas inexact de considérer que les constituants avaient entendu créer un « régime de partis », car le rôle de ces derniers dans la réalisation du compromis par lequel serait défini un programme de gouvernement devait être fondamental pour le bon fonctionnement des institutions.

Ce mécanisme a joué à peu près correctement au moment de la formation du gouvernement Ramadier. Mais, quatre mois plus tard, l’entente n’existait plus entre les trois grands partis. Dès lors, le système a été déréglé : une fois le P.C. exclu de la majorité, le rôle des groupes de l’Assemblée correspondant à des partis qui refusaient d’imposer une discipline de vote à leurs élus (radicaux, U.D.S.R., modérés) devenait en effet primordial, car, sans l’appoint d’une fraction de leur effectif, il ne pouvait y avoir de majorité. Tout le système des rapports entre gouvernement et Parlement établi par la Constitution devenait donc inopérant. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que, de mai 1947 aux élections de juin 1951, l’instabilité ministérielle soit réapparue en France, aussi prononcée que sous la IIIe République  : neuf gouvernements devaient, pendant ces quatre années exercer successivement ce qu’on hésite à appeler le « pouvoir ».

L’instabilité ministérielle

Il serait fastidieux de décrire en détail cette succession de crises ministérielles, mais, avant d’en dégager les traits communs, il convient de les énumérer.

Remanié pour la seconde fois en octobre 1947, le gouvernement Ramadier se retire quelques jours plus tard sous la pression du Parti socialiste, qui souhaite le retour au pouvoir de Léon Blum. Mais celui-ci n’obtient pas l’investiture de l’Assemblée nationale, et la direction du gouvernement échoit au M.R.P. en la personne de Robert Schuman.

Les socialistes provoquent en juillet la démission de celui-ci. Il est remplacé par un radical, André Marie, dont le gouvernement se disloque au bout d’un mois. De nouveau investi, Robert Schuman tombe lorsqu’il présente à l’Assemblée un gouvernement dans lequel il a confié à un socialiste le ministère des Finances. Le radical Henri Queuille, vingt fois ministre sous la IIIe République, devient président du Conseil, et le reste un peu plus d’un an. Sa démission, à l’automne 1949, résulte d’un désaccord avec le ministre socialiste du Travail, Daniel Mayer, sur la politique des salaires. La crise dure un mois. Le socialiste Jules Moch et le radical René Mayer franchissent le cap de l’investiture, mais ne parviennent pas à former de gouvernement. Georges Bidault est plus heureux, mais les socialistes quittent son gouvernement en février 1950, toujours à cause de la politique des salaires. Il est renversé en juin : pour la première fois, une crise se produit dans les conditions définies par la Constitution. Queuille obtient l’investiture et constitue un gouvernement sans socialistes, que l’Assemblée renverse immédiatement. René Pleven, qui appartient à l’U.D.S.R., lui succède, et obtient la participation socialiste. Il se retire en février 1951 à cause du refus du M.R.P. de se rallier au système majoritaire pour l’élection de l’Assemblée nationale, à laquelle on veut procéder dès le mois de juin. Queuille fait sa réapparition. Son gouvernement durera jusqu’à la réunion de la nouvelle Assemblée.

De décembre 1946 à juin 1951, il y a donc eu dix gouvernements. Un seul a duré plus d’un an, deux ont eu une existence éphémère. Trois crises ministérielles seulement ont eu lieu dans les conditions prévues par la Constitution , le départ de Léon Blum, la chute de Georges Bidault et la dernière retraite d’Henri Queuille, due à l’ouverture d’une nouvelle législature. Le mécanisme sur lequel les constituants avaient compté pour assurer la stabilité gouvernementale s’est révélé inopérant : comment empêcher un président du Conseil de poser une question de confiance officieuse ? Comment le retenir au pouvoir si l’Assemblée lui refuse un texte dont il estime avoir besoin, même si ce refus ne s’exprime pas à la majorité absolue des députés ? Comment éviter la dislocation interne d’un gouvernement ? Quant au mécanisme de l’investiture, la preuve est faite de ses défauts : un vote favorable à l’investiture ne constitue pas un engagement en faveur du gouvernement que formera celui qui en bénéficie, il ne consacre pas un véritable contrat entre partis.

On peut cependant dire des neuf gouvernements qui se sont succédé de janvier 1947 à juin 1951 ce que Georges Clemenceau disait des ministères qu’il contribuait si souvent à renverser dans les années 1880 : « Il s’agit toujours du même. » Sauf de février à juillet 1950, chaque gouvernement est composé de représentants de la S.F .I.O. et du M.R.P., ainsi que de personnalités radicales, U.D.S.R. et modérées. Le retour à une politique économique et sociale de plus en plus contraire à leurs préférences provoque périodiquement des crises de conscience chez les socialistes. Lorsqu’un président du Conseil essaie de leur donner satisfaction, comme Robert Schuman en septembre 1948, il se prive des voix radicales et modérées nécessaires à sa majorité. Finalement, le développement de la crise convaincra la S.F .I.O. que son devoir est de sacrifier ses préférences doctrinales à la défense du régime contre les communistes et contre les gaullistes.

La période 1949-1951 est celle d’une crainte extrême à l’égard du P.C. sur le plan intérieur, de l’U.R.S.S. sur le plan extérieur. En septembre 1947, l’Internationale de Moscou a été reconstituée sous les espèces du Kominform ; le P.C. reprend alors une attitude révolutionnaire, marquée par les grèves insurrectionnelles de l’automne 1947 (qui aboutissent à une scission de la C.G .T. dirigée par les communistes et à la création de la C.G .T. Force ouvrière) et par celles de l’automne 1948, ainsi que par de nombreux sabotages du transport d’approvisionnements destinés aux forces américaines en Allemagne ou au corps expéditionnaire français en Indochine. L’Occident prête à l’U.R.S.S. des intentions agressives, que semblent confirmer le « coup de Prague », qui consacre, en février 1948, la mainmise du communisme sur le gouvernement tchécoslovaque, puis le blocus de Berlin (juin 1948-mai 1949), enfin la guerre de Corée (juin 1950). L’anticommunisme de la Troisième Force n’est donc pas simplement d’ordre intérieur, et c’est, peut-être essentiellement, pour des raisons tenant à la politique étrangère que la S.F .I.O. se résigne à maintenir sa participation à des gouvernements dont la politique économique n’a rien de socialiste.

Le R.P.F. remporte une victoire éclatante aux élections municipales d’octobre 1947 : les listes qu’il présente (sur lesquelles figurent souvent des radicaux et des modérés qui ne lui ont prêté leur adhésion que pour prendre sur la S.F .I.O. et le M.R.P. une revanche de leurs déboires électoraux de 1945 et de 1946) recueillent 40% des suffrages dans les communes de plus de 9 000 habitants, où l’on a voté à la proportionnelle. Il conquiert les municipalités de la plupart des grandes villes. Le général de Gaulle, qui recourt fréquemment à une argumentation anticommuniste analogue à celle des partis de la Troisième Force , se refuse à toute négociation avec ceux-ci. Il somme l’Assemblée nationale de se dissoudre après avoir adopté une loi électorale majoritaire. Mais on ne lui cède pas : au contraire, Queuille fait voter à l’automne 1948 le renvoi du renouvellement des conseils généraux. Peu à peu, modérés et radicaux se lassent de l’intransigeance du R.P.F. Celui-ci s’essouffle et s’isole, comme le prouve au début de 1951 la remise en vigueur par le Parti radical de la règle statutaire qui interdit toute « double appartenance » à ses membres, ce qui équivaut à en exclure Michel Debré et Jacques Chaban-Delmas.

La mise en œuvre des institutions ne s’éloigne pas seulement, à l’occasion des crises ministérielles, des schémas dressés par les constituants de la IVe République. Elle se rapproche dans les textes des usages de la IIIe. En août 1948, André Marie fait voter une loi qui place dans la compétence du pouvoir réglementaire un certain nombre de matières, même si elles ont fait antérieurement l’objet de textes législatifs : première étape vers le retour aux décrets-lois. Quelques semaines plus tard, la nouvelle loi électorale du Conseil de la République , qui doit être renouvelé à l’automne, s’inspire de celle qui s’appliquait autrefois au Sénat : même avantage donné aux départements ruraux quant à la répartition des sièges, aux petites communes quant à la composition du collège électoral. L’élection sera un grand succès pour les radicaux et les modérés, symbolisé par la reprise du titre de sénateurs par les membres du Conseil.

De 1947 à 1951, la situation économique s’améliore sensiblement. Le Ier plan d’équipement et de modernisation, établi sous la direction de Jean Monnet (qui en avait été chargé par le général de Gaulle) et approuvé par un décret de Léon Blum au début de 1947, s’exécute bien, grâce à l’aide américaine résultant du plan Marshall, appliqué depuis 1948. La production industrielle dépasse à la fin de la période 1947-1951 son niveau de 1929, année la plus favorable de l’entre-deux-guerres. Le rationnement alimentaire est supprimé en 1949. Cependant, malgré les efforts de René Mayer, ministre des Finances dans le cabinet Schuman, et de ses successeurs, la politique financière manque de rigueur, et l’inflation, un moment presque jugulée, repart à la suite de la hausse mondiale des prix provoquée par la guerre de Corée.

L’élaboration de la loi selon laquelle vont se faire les élections de 1951 rappelle elle aussi les souvenirs du passé. Loi de circonstance, elle ne correspond qu’à l’intérêt des partis de la majorité, elle ne se réclame d’aucun principe, elle consacre en fait l’idée qu’il ne doit exister aucun rapport nécessaire entre la composition des majorités électorales et celle des majorités de gouvernement. La représentation proportionnelle est conservée dans la Seine et la Seine-et -Oise, où l’on sait que le R.P.F. et le P.C. auront beaucoup plus d’électeurs que les partis de la Troisième Force. Partout ailleurs, elle est combinée avec le principe majoritaire : lorsque plusieurs listes distinctes auront fait une déclaration d’«  apparentement », elles se partageront tous les sièges de la circonscription chaque fois que le total de leurs suffrages atteindra la majorité absolue. Ce que ce système a de choquant n’est pas l’inégalité de représentation des électeurs à laquelle il doit aboutir (tel est le cas de tous les systèmes majoritaires), c’est le fait qu’il a été conçu pour permettre à des partis dont les électeurs ont des aspirations opposées de mettre en commun leurs suffrages ; c’est donc la reconnaissance qu’il implique de ce qu’il n’appartient pas aux électeurs de déterminer par leurs votes la composition de la majorité : celle-ci ne relève que des élus et des dirigeants de partis. C’est en somme la consécration de cette autonomie de la vie parlementaire par rapport aux votes des électeurs qui avait tant contribué pendant l’entre-deux-guerres à discréditer la IIIe République.

Difficultés hors de l’Hexagone

La guerre d’Indochine se poursuit : comment des gouvernements fragiles et dominés par l’anticommunisme pourraient-ils reconnaître qu’elle est sans espoir, alors que le P.C. en fait une des cibles favorites de sa propagande et qu’ils peuvent la présenter comme un des aspects de la résistance de l’Occident ? En Afrique noire, la politique intelligente de François Mitterrand détache du P.C. les partis nationalistes groupés dans le Rassemblement démocratique africain. En Algérie, en revanche, le statut établi en 1947 consacre la suprématie des colons européens sur les musulmans, et les manipulations électorales qui entachent la validité de la représentation de ces derniers à l’Assemblée algérienne et au Parlement ne font que masquer les aspirations nationalistes des autochtones. Au Maroc et en Tunisie, une administration en étroit contact avec les colons, et souvent désinvolte dans sa manière d’interpréter les instructions qui lui viennent de Paris, entre en conflit avec les souverains « protégés » par la France , appuyés par la fraction la plus évoluée de leurs sujets.

La politique étrangère est de plus en plus dominée par la guerre froide entre l’Ouest et l’Est. Depuis la conférence de Moscou, la France appartient au camp occidental, et les effets de cette option se développent. En mars 1948 est signé le pacte de défense mutuelle de Bruxelles, qui unit la France , la Grande-Bretagne et le Benelux. En juin 1948, la conférence de Londres sur le statut de l’Allemagne occidentale marque la fin de la politique de la France envers son ancien ennemi, telle qu’elle avait été conçue en 1945. En avril 1949, la signature du pacte de l’Atlantique Nord, qui unit pour une défense commune les États-Unis, le Canada et les États d’Europe occidentale, est suivie d’une importante aide militaire américaine à ces derniers.

En mai 1949, Robert Schuman, inspiré par Jean Monnet, propose la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.), destinée à imbriquer les économies de la France et de l’Allemagne de l’Ouest de manière à rendre inconcevable la réapparition de leur conflit séculaire. Le Marché commun est en germe dans cette initiative, à laquelle la Grande-Bretagne refuse de participer, et qui n’est réalisée qu’après le renouvellement de l’Assemblée nationale.

Lorsque la guerre de Corée fait naître la crainte d’un passage imminent de la guerre froide à la guerre chaude, les États-Unis somment leurs alliés européens d’envisager la participation de l’Allemagne à la défense commune. L’opinion française est unanimement hostile au réarmement allemand. René Pleven imagine alors la création d’une Communauté européenne de défense (C.E.D.) qui ôterait leur caractère national aux contingents allemands – mais aussi à la fraction de l’armée française qui lui serait affectée. C’est au cours de la législature suivante que se développeront les effets de cette initiative. Peut-être difficilement évitable, la dépendance de la diplomatie française à l’égard des États-Unis n’est pas sans rappeler ce qui s’était produit à l’égard de la Grande-Bretagne à la fin de l’entre-deux-guerres. Ce n’est donc pas seulement dans sa politique intérieure que la IVe République ressemble de plus en plus à la IIIe.

La majorité de centre droit (juill. 1951-déc. 1955)

L’échec de la Troisième Force

L’Assemblée issue du scrutin du 17 juin 1951 diffère sensiblement de celle de 1946. Six tendances politiques y disposent chacune d’une centaine de sièges : elle compte 103 communistes, 107 socialistes, 90 radicaux et U.D.S.R. (en deux groupes), 95 M.R.P., 96 modérés (en deux groupes), 121 R.P.F., plus 10 non-inscrits et 5 isolés d’outre-mer. La loi sur l’apparentement a atteint son but : les partis de la Troisième Force ont 388 sièges sur 626. Si le scrutin avait eu lieu selon les règles de 1946, il y aurait eu 180 députés communistes, 144 députés R.P.F., et les deux oppositions réunies auraient été majoritaires.

Mais la comparaison des suffrages des diverses tendances en 1951 avec ceux de 1946 donne une impression bien différente. Il y a eu environ 100 000 suffrages exprimés de plus ; le P.C. a perdu près de 375 000 voix, la S.F .I.O. un peu moins de 700 000, le M.R.P. plus de 2 600 000, le Rassemblement des gauches républicaines (qui fédère les radicaux et l’U.D.S.R.) près de 250 000. Les modérés en ont gagné un peu moins de 170 000, et le R.P.F. a réuni presque 3 500 000 suffrages de plus que l’Union gaulliste de 1946. Le léger recul du P.C., la chute, bien plus accentuée, des éléments essentiels de la Troisième Force (S.F.I.O., M.R.P., R.G.R.) ont donc bénéficié au gaullisme beaucoup plus qu’à la droite classique. L’ampleur des mouvements de suffrages d’une consultation à la suivante est un fait nouveau par rapport à ce qui se passait sous la IIIe République. Elle fait pressentir que l’opinion se détache du régime, en même temps qu’elle va en rendre plus difficile le fonctionnement. Le P.C. et le R.P.F., qui en contestent l’un et l’autre les principes, n’ont-ils pas obtenu à eux deux tout près de 48% des suffrages exprimés dans la métropole ?

Dès la réunion de l’Assemblée, le R.P.F., qui, ayant presque partout refusé de participer aux apparentements, a obtenu moins d’élus qu’il ne s’y attendait, utilise pour disloquer la Troisième Force le levier dont le P.C. s’était servi en 1945 pour séparer la S.F .I.O. du M.R.P., celui de la laïcité. En se déclarant favorable à une aide financière de l’État à l’enseignement privé, il ressuscite l’anticléricalisme. Il s’écoule plus d’un mois avant que l’Assemblée ne parvienne à voter l’investiture d’un président du Conseil, René Pleven. Celui-ci constitue un gouvernement sans les socialistes, mais il compte sur leur soutien. Il laisse l’initiative parlementaire s’exercer librement en ce qui concerne l’enseignement privé du premier degré, mais fait déposer par son ministre de l’Éducation nationale, le radical André Marie, un projet étendant aux élèves de l’enseignement privé du second degré le bénéfice des bourses de l’État. Les dispositions de ce qu’on appellera la loi Barangé (du nom du premier signataire de la proposition dont elle est issue, un M.R.P. qui avait agi de concert avec un R.P.F., Edmond Barrachin, et un modéré, Armand de Baudry d’Asson), relative à l’enseignement primaire, seront bientôt acceptées en fait par les tenants de la laïcité, parce qu’elles accordent à l’école publique un accroissement de ressources bien supérieur aux subventions qu’elles valent à l’école privée. Mais la coupure psychologique entre S.F.I.O. et M.R.P. n’en sera ni moins profonde ni moins durable.

René Pleven fait ratifier à l’automne le traité créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Il tombe en janvier 1952, les socialistes ayant refusé leur vote à un projet destiné à permettre au gouvernement de faire certaines économies dans la gestion de la S.N .C.F. et celle de la Sécurité sociale. Le radical Edgar Faure lui succède. Il fait voter par l’Assemblée un ordre du jour favorable au principe de la C.E .D., moyennant de nombreuses conditions. Mais il est renversé au bout d’un mois (après avoir posé une dizaine de fois la question de confiance au cours de la même séance), parce que les modérés et beaucoup de radicaux n’acceptent pas les majorations fiscales qu’il a substituées aux projets d’économies de son prédécesseur, et dont les États-Unis avaient fait une condition de leur aide à la France dans le conflit indochinois.

L’échec des deux gouvernements qui ont essayé de perpétuer la Troisième Force répond aux espoirs du R.P.F. La crise ouverte par la chute d’Edgar Faure marque cependant le début de la dissociation du mouvement gaulliste : un modéré, Antoine Pinay, obtient l’investiture grâce à vingt-sept membres du groupe R.P.F., qui, hostiles à la « politique du pire », se révoltent contre la tactique intransigeante que voudrait leur imposer le général de Gaulle. Ainsi se forme dans l’Assemblée une majorité de centre droit, précaire en ce sens qu’elle n’existe qu’autant que la totalité du M.R.P. et du R.G.R. lui demeure fidèle, mais qui peut l’emporter sur la triple opposition du P.C., de la S.F .I.O. et d’un R.P.F. réduit à moins de 100 députés. Il ne sera plus question de la Troisième Force.

Du gouvernement Pinay à l’élection présidentielle de René Coty

Antoine Pinay bénéficie très vite d’une grande popularité. Aux économies et aux majorations d’impôts, il substitue une action psychologique, fondée sur une amnistie fiscale, sur un emprunt à garantie or exonéré des droits de succession et sur l’affirmation que les prix vont baisser : ce qui se produit en effet, grâce à un renversement de la tendance sur les marchés mondiaux. Il signe le traité créant la C.E .D., mais ne dépose pas le projet tendant à en autoriser la ratification. Au cours de l’été 1952, les prix recommencent à monter. Si libéral qu’il se veuille, le gouvernement décide de les bloquer, ce qui lui aliène certains soutiens. L’Assemblée nationale est mécontente des appels que le président du Conseil adresse directement à l’opinion par ses discours radiodiffusés. Le M.R.P. s’inquiète du retard mis à demander la ratification de la C.E .D. En décembre, il se déclare hostile à un transfert de ressources des Allocations familiales à la Sécurité sociale proposé par le gouvernement. Pinay s’en irrite et démissionne sans attendre le vote de l’Assemblée.

Le radical René Mayer lui succède, grâce au soutien du R.P.F., auquel il promet de ne pas poser la question de confiance sur la C.E .D., de tenter d’en obtenir l’aménagement pour « sauvegarder l’unité de l’armée française » et d’en subordonner en tout cas la mise en œuvre à ce qu’on appelle le « préalable sarrois » (il s’agit de tenter de faire triompher à propos de la Sarre le seul élément qui subsiste encore de la politique de la France envers l’Allemagne imaginée en 1945). Le R.P.F. ne participe pas au gouvernement René Mayer ; en apparence, son soutien élargit sensiblement la majorité du centre droit. Mais celle-ci n’est pas homogène. Georges Bidault a remplacé Robert Schuman au Quai d’Orsay ; bien que le nouveau ministre soit des siens, le M.R.P. craint que ce changement de personne ne menace l’acceptation des structures supranationales, qui est devenue l’une de ses principales préoccupations. René Mayer dépose le projet de ratification de la C.E .D. : le R.P.F. s’en offusque. Telle est la véritable cause de la chute du gouvernement (mai 1953), dans les conditions prévues par la Constitution  : ayant obtenu du Conseil d’État un avis favorable à la légalité des délégations de pouvoir, le gouvernement en sollicite une de l’Assemblée, en matière économique et financière, et la majorité des députés la lui refuse par suite du vote presque unanimement hostile des députés du R.P.F. Ce dernier manifeste ainsi, au Parlement, la possibilité qui lui reste d’abattre les gouvernements qui lui déplaisent, au moment même où les élections municipales d’avril 1953 ont montré le recul de son emprise sur l’opinion.

La crise ouverte en mai dure un mois. Les refus d’investiture se succèdent ; finalement, par lassitude, parce qu’il faut en sortir, le modéré Joseph Laniel parvient à l’obtenir : la preuve est faite que, pour devenir président du Conseil, mieux vaut ne pas avoir une personnalité trop forte : Paul Reynaud, Pierre Mendès France et Georges Bidault ont échoué là où Laniel réussit. Le général de Gaulle a rendu leur liberté d’action aux parlementaires du R.P.F., dont le groupe change de nom. Certains entrent dans le gouvernement Laniel, qui obtient sans peine de l’Assemblée les pouvoirs spéciaux qu’elle avait refusés à René Mayer.

L’annonce de leur utilisation pour une élévation de l’âge de la retraite provoque au cours de l’été une grève qui paralyse presque tous les services publics. C’est le moment que choisissent les autorités françaises du Maroc pour déposer, sans instruction du gouvernement, le sultan légitime, auquel ils reprochent de soutenir les aspirations nationalistes de ses sujets. Un ministre U.D.S.R., François Mitterrand, donne sa démission. Un ministre radical, Edgar Faure, formule des réserves, mais demeure dans le gouvernement.

Dès la rentrée d’automne, l’attention du Parlement se concentre sur l’élection présidentielle à laquelle il devra procéder en décembre. Joseph Laniel est candidat, mais certains modérés lui sont hostiles. Le Congrès se réunit, et le président du Conseil, s’il arrive en tête aux dix premiers tours du scrutin, n’atteint pas la majorité absolue requise pour l’élection. Son principal concurrent, le socialiste Naegelen, bien que soutenu par le P.C. et par certains adversaires de la C.E .D. relevant de divers groupes, en est encore plus loin : à chaque tour du scrutin, plusieurs dizaines de voix se dispersent sur des candidats qui n’ont aucune chance. Au treizième tour seulement, le sénateur modéré René Coty obtient assez de suffrages pour devenir président de la République. Jamais Congrès n’avait duré aussi longtemps. Les divisions qui s’y sont produites, les manœuvres auxquelles il a donné lieu contribuent à discréditer le régime. Mais on ne voit pas de force politique en mesure de profiter de ce discrédit.

Le mouvement Pierre Mendès France

Au début de mai 1954, la capitulation du camp retranché de Diên Biên Phu rend manifeste l’aggravation catastrophique de la situation militaire en Indochine. La conférence internationale de Genève ouverte le 26 avril tente d’y ramener la paix. C’est pendant cette conférence que Laniel est renversé par l’Assemblée nationale. L’ancien ministre radical du général de Gaulle, Pierre Mendès France, obtient le 18 juin l’investiture de l’Assemblée nationale. Outre les voix du P.C. – qu’il récusait -, il a obtenu celles des socialistes, des radicaux, des gaullistes ; la plupart des modérés et des M.R.P. n’ont pas voté pour lui : c’est ce qu’on appellera la majorité en « saut de mouton ». Mendès France tente de réagir contre les mœurs politiques en vigueur depuis janvier 1946. Il constitue son gouvernement sans en référer aux partis ; il y fait entrer des radicaux, des U.D.S.R. et des républicains sociaux (ex-R.P.F.), ainsi que des personnalités modérées et M.R.P. pratiquement désavouées par leurs groupes.


Tranchées de Diên Biên Phu
Un hélicoptère Sikorsky S-55 survole les tranchées

Le gouvernement de Pierre Mendès France, en moins de huit mois, exerce une influence décisive sur la solution de la plupart des problèmes qui se posent à la France. En juillet, il conclut la paix en Indochine, au prix de la retraite depuis longtemps inévitable. Il amorce en Tunisie la politique qui conduira la France à reconnaître l’indépendance de son ancien protectorat. Il obtient du Parlement des pouvoirs spéciaux en matière économique et sociale, mais dans ce domaine son action ne sera pas très originale. Après avoir vainement demandé aux partenaires de la France la modification du traité de la C.E .D., il soumet celui-ci à l’Assemblée, qui le rejette. Il résout la crise internationale qui en résulte par la conclusion des accords de Londres et de Paris, aux termes desquels l’Allemagne de l’Ouest entre au pacte de l’Atlantique Nord et reçoit l’autorisation de réarmer. Il fait aboutir une révision de la Constitution , d’ailleurs superficielle, mais en instance depuis quatre ans : la majorité des suffrages exprimés suffira désormais pour l’investiture d’un président du Conseil ; en cas de dissolution, le gouvernement restera en fonction ; le Conseil de la République sera mis à même, par le rétablissement d’une navette limitée dans le temps, de mieux exercer son rôle législatif.


Départ des soldats français en 1956

Plus souvent encore que ne le faisait Antoine Pinay, Pierre Mendès France s’adresse directement aux Français à la radio. Sa popularité, quoique maladroitement exaltée par certains de ses fidèles, est réelle et étendue. Mais, parmi les députés, ses adversaires ne désarment pas. Le M.R.P. ne lui pardonnera jamais l’échec de la C.E .D. Les communistes et une partie des gaullistes lui reprochent le réarmement de l’Allemagne. Les radicaux et les modérés n’admettent pas le style inhabituel de son gouvernement. Les socialistes, qui, cependant, voteront toujours pour lui, refusent de participer au cabinet qu’il dirige parce qu’il entend choisir lui-même ceux d’entre eux à qui il fera appel. Dès l’automne 1954, alors que dix-huit mois se sont écoulés depuis la chute de René Mayer et qu’une crise ne risque plus de permettre la dissolution de l’Assemblée (puisque deux crises ne se sont pas produites durant cette période dans les conditions prévues par la Constitution ), la situation parlementaire de Pierre Mendès France est gravement atteinte. Sa chute sera un effet de l’insurrection qui a éclaté en Algérie au début de novembre 1954. Comme son ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, Pierre Mendès France n’envisage pas de composer avec les rebelles du Front de libération nationale (F.L.N.). Aux yeux du gouvernement, il le proclame, « l’Algérie, c’est la France  ». Mais, afin de donner à cette formule sa vraie signification, il envisage de profondes réformes destinées à mettre fin aux règles de droit ou de fait qui font des musulmans algériens des citoyens de seconde zone. Pour préparer et mettre en œuvre ces réformes, Pierre Mendès France nomme au gouvernement général de l’Algérie le gaulliste Jacques Soustelle, que sa réputation d’homme de gauche fait d’abord très mal accueillir par les colons, mais qui, traumatisé par la férocité dont font preuve les rebelles, devient bientôt l’adversaire déterminé de toute politique de négociation avec ceux-ci.

La perspective des réformes que Mendès France entend mettre en œuvre en Algérie est la cause de sa chute, qui survient en février 1955, dans les conditions qui restent requises par la Constitution , c’est-à-dire à la majorité absolue des députés en exercice. En remontant à la tribune du Palais-Bourbon après la proclamation du scrutin pour affirmer encore une fois le bien-fondé de sa politique, Pierre Mendès France apporte une dernière démonstration de son incapacité personnelle à s’adapter aux us et coutumes du système contre lequel il a essayé de réagir, mais qui a eu finalement raison de lui.

Le gouvernement Edgar Faure

Avec Edgar Faure, qui succède à Mendès France, on revient à une majorité de centre droit, du type de celles de Pinay, de René Mayer et de Laniel. Par des méthodes tortueuses, mais efficaces, le nouveau gouvernement met en œuvre au Maroc une politique analogue à celle de Mendès France en Tunisie : le sultan déposé en 1953 retrouve son trône, puis conclut avec la France les accords qui conduiront son État à l’indépendance. Mais, en Algérie, on se contente d’une répression militaire, d’ailleurs sans cesse à recommencer, et les réformes sont subordonnées au rétablissement de l’ordre. Les accords de Londres et de Paris, déjà conclus par Mendès France, sont ratifiés par le Conseil de la République , ce qui rend définitif – moyennant la question de confiance posée par le président du Conseil, en dépit de la Constitution , devant la seconde chambre – le vote favorable que Mendès France avait arraché en décembre à l’Assemblée nationale.

La politique économique et financière d’« expansion dans la stabilité » qu’Edgar Faure avait menée au ministère des Finances depuis 1953 se poursuit avec succès. C’est cependant le moment où, mis en difficulté par l’arrêt de l’inflation, artisans, commerçants et agriculteurs des régions défavorisées par la mutation qui est en train de faire de la France un pays d’économie moderne commencent à organiser, sous l’impulsion de Pierre Poujade, une résistance collective aux contrôles fiscaux, signe du profond malaise d’une partie de l’opinion.

Edgar Faure désire avancer de quelques mois les élections prévues pour juin 1956, mais il tient à ce qu’elles aient lieu selon le système de 1951, alors que nombre de députés souhaitent une réforme électorale majoritaire. Ce désaccord provoque, à la fin de novembre 1955, sa mise en minorité par l’Assemblée nationale. Par suite d’une erreur de calcul des opposants, la majorité des députés en exercice ont voté contre la confiance. Les conditions requises pour la dissolution se trouvant ainsi réunies, le Conseil des ministres décide d’y procéder : aussi le scrutin se déroule-t-il avant sa date normale, et selon la loi de 1951, comme le souhaitait le président du Conseil. Le Parti radical, dont Pierre Mendès France a pris le contrôle, prononce l’exclusion d’Edgar Faure et présente la dissolution comme une sorte de coup d’État. Mais la « majorité sortante », faite des modérés, du M.R.P., d’une partie des radicaux et de l’U.D.S.R. (celle qui reste fidèle au R.G.R.) et de certains républicains sociaux, pense être en mesure de l’emporter aux élections grâce aux apparentements.

Agonie d’un système

Jusqu’à la fin de 1952, les crises ministérielles ont éclaté à propos de problèmes financiers. Depuis 1953, y compris, on l’a vu, celle qui a mis fin au gouvernement de René Mayer, mais à l’exception de la dernière, due à un motif de politique intérieure, elles ont été provoquées par des problèmes d’ordre international : la C.E .D. pour René Mayer, l’Indochine pour Joseph Laniel, l’Algérie pour Pierre Mendès France.

Il est clair que le régime, tel qu’il fonctionne, est mal préparé à résoudre ces problèmes. Il faut le désastre de Diên Biên Phu pour que le gouvernement Laniel ose voir la situation d’Indochine telle qu’elle est : encore certains de ses membres ont-ils essayé d’éviter d’avoir à le faire, en tentant d’impliquer les États-Unis dans le conflit. En 1952, la politique tunisienne a fait l’objet, au Palais-Bourbon, d’un débat à l’issue duquel l’Assemblée nationale a rejeté les sept ordres du jour qui lui ont été successivement soumis. Le délai de deux ans et trois mois qui s’est écoulé entre la signature du traité de la C.E .D. et le débat de l’Assemblée nationale sur sa ratification a exaspéré nos partenaires. Lorsque Mendès France a proclamé à Carthage les principes d’une nouvelle politique tunisienne, il ne lui a pas paru possible d’aborder également le problème marocain. Lorsque Edgar Faure a réglé ce dernier, il a poursuivi en même temps en Algérie une politique d’orientation diamétralement opposée.

En dépit des progrès considérables accomplis en matière économique et financière de 1951 à 1955, la IVe République , avec des majorités différentes dans leur composition de celles de la période antérieure, est restée incapable de faire face aux responsabilités essentielles de l’État. Aussi l’opinion continue-t-elle à s’en détacher. Son engouement pour Antoine Pinay, en 1952, pour Mendès France, en 1954, signifie que son appui ira à l’homme qui s’adressera directement à elle, par les moyens techniques nouveaux qui sont maintenant disponibles, pour lui demander son aide en vue d’une réforme de l’État. Cet homme, quel sera-t-il ? En 1955, le général de Gaulle, tirant la conclusion de l’échec des efforts qu’il poursuivait depuis 1947, a annoncé son retrait de la vie politique.


De Gaulle en 1955

L’absence de majorité (janv. 1956-mai 1958)

La dernière étape de la IVe République

Les partis se regroupent en quatre tendances pour le scrutin du 2 janvier 1956. La gauche a été prise de court par la dissolution ; sous le nom de Front républicain, elle improvise une alliance entre la S.F .I.O., le Parti radical, la majorité de l’U.D.S.R. (avec François Mitterrand mais sans René Pleven) et quelques républicains sociaux (ex-R.P.F.) dont Jacques Chaban-Delmas. Le centre droit va des modérés aux éléments non mendéssistes du radicalisme et de l’U.D.S.R., en passant par le M.R.P. et la majorité des républicains sociaux. L’extrême droite fait son apparition, avec le Rassemblement national de Jean-Louis Tixier-Vignancour, le mouvement agraire de Dorgères et surtout les listes d’Union et fraternité française de l’Union de défense des commerçants et artisans de Pierre Poujade. L’extrême gauche reste limitée au Parti communiste.

Unis en 1951 par des apparentements, les partis de l’ancienne Troisième Force s’opposent cette fois les uns aux autres. La clause de la majorité absolue qui, à l’élection antérieure, s’était appliquée dans trente-neuf circonscriptions ne joue que dans onze : tout se passe comme si le scrutin avait lieu à la représentation proportionnelle, et l’Assemblée n’a pas de majorité. Les sièges d’Algérie n’ont pas pu être pourvus. Le P.C. a 150 élus. Les socialistes sont 94, les radicaux 58 ; l’U.D.S.R., avec ses alliés du R.D.A., a 19 sièges. Le M.R.P. compte 83 députés, grâce à l’appoint de 10 indépendants d’outre-mer ; les républicains sociaux n’ont sauvé que 21 sièges ; les dissidents radicaux du R.G.R. sont 14 et les modérés 95. Les poujadistes du groupe d’Union et fraternité française sont 52 ; il y a 7 non-inscrits. En somme, une extrême gauche de 150 membres, une extrême droite de plus de 50. Entre elles, le Front républicain dispose de plus de 170 élus, le centre droit de plus de 200. Reste un certain nombre d’indécis, notamment les élus d’outre-mer, que tout gouvernement pourra rallier.

Par rapport à 1951, le nombre des votants s’est accru de 2 500 000. Tous les partis de gauche ont gagné des voix : le P.C. plus de 450 000, la S.F .I.O. 500 000, le radicalisme plus de 1 300 000 : cette dernière progression est uniquement le fait des mendéssistes ; elle se produit dans les zones urbaines, souvent au sein de l’ancien électorat du R.P.F. Le M.R.P. retrouve exactement ses suffrages de 1951, ce qui constitue un recul puisqu’il y a plus de votants. Les républicains sociaux perdent 3 200 000 voix par rapport aux résultats obtenus en 1951 par le R.P.F. Leurs 840 000 suffrages ne relèvent que pour moins d’un tiers du Front républicain. Les modérés du Centre national des indépendants gagnent 600 000 voix. L’extrême droite et les poujadistes, absents de la consultation antérieure, en recueillent près de 2 750 000. C’est leur succès qui empêche le centre droit d’obtenir la majorité parlementaire qu’il escomptait. L’instabilité du corps électoral constatée en 1951 se reproduit en 1956, avec les mêmes effets perturbateurs sur le fonctionnement du régime.

Les gains du Front républicain – quant au nombre des suffrages, sinon des élus – l’habilitent à revendiquer le pouvoir. René Coty a le choix entre la désignation de Guy Mollet et celle de Pierre Mendès France. Il opte pour le premier, sans doute afin de rendre plus aisé le soutien du nouveau gouvernement par le M.R.P.

Les groupes représentés dans le cabinet Guy Mollet – S.F.I.O., radicaux, U.D.S.R., républicains sociaux – n’ont pas la majorité dans l’Assemblée. Le gouvernement reste cependant au pouvoir jusqu’en mai 1957, plus longtemps qu’aucun autre sous la IVe République. Ni les formalités de l’investiture ni la conclusion d’un contrat de majorité n’y sont pour rien. La longévité inattendue de ce ministère tient à la volonté du M.R.P. de ne pas le laisser sous la dépendance du soutien communiste (qu’il obtient à ses débuts) et à la satisfaction causée à droite par la politique algérienne du gouvernement de Front républicain.

Celui-ci tombe pour avoir demandé à l’Assemblée nationale le vote d’impôts nouveaux, qui sont d’ailleurs accordés en juillet au nouveau ministère, composé de socialistes, d’U.D.S.R. et de radicaux, et que dirige un de ces derniers, Maurice Bourgès-Maunoury.

Il ne s’agit que d’un cabinet de transition, renversé dès la rentrée parlementaire de septembre à l’occasion d’un projet de réformes en Algérie. La crise dure alors plus d’un mois. Elle aboutit en apparence à la résurrection, sous la direction du radical Félix Gaillard, de l’ancienne Troisième Force. N’excluant que les poujadistes, les mendéssistes et les communistes, le gouvernement Gaillard compte des modérés, des M.R.P., des radicaux, des U.D.S.R., des socialistes et un républicain social. Il n’en est pas plus fort, et n’en sera pas plus durable : il tombe dès le 15 avril 1958, en dehors des conditions établies par la Constitution , à l’occasion d’un débat lié aux aspects internationaux du problème d’Algérie. C’est alors que s’ouvre la crise qui mettra fin à la IVe République.

Problèmes en suspens

Comment ont évolué, de janvier 1956 à avril 1958, les principaux problèmes qui se posent à la France  ?

Dès 1955, la France avait joué un rôle actif dans la tentative de « relance européenne » de la conférence de Messine (1er-3 juin) : il s’agissait d’instituer entre les six États de la C.E .C.A. une solidarité économique d’ensemble, dont on espérait qu’elle s’étendrait ensuite au domaine politique. Le règlement du problème de la Sarre facilite les choses : le plébiscite de 1955 ayant été favorable au rattachement à l’Allemagne, le gouvernement français ratifie celui-ci en juin 1956. Dès lors, la négociation du Marché commun s’accélère. L’Assemblée nationale en accepte les principes en janvier 1957 ; le traité de Rome est signé en mars et approuvé à l’Assemblée en juillet, contre l’avis de Pierre Mendès France.

La situation économique et monétaire de la France en permettra-t-elle l’application fixée au 1er janvier 1959 ? L’« expansion dans la stabilité » a fait place à une surchauffe économique génératrice d’inflation. La politique sociale de Guy Mollet – troisième semaine de congés payés, allocation aux vieux travailleurs, projets de perfectionnement de la Sécurité sociale – ne s’accompagne pas d’une gestion financière rigoureuse. L’accroissement du pouvoir d’achat contribue à un gonflement des importations qui épuise la réserve de devises constituée par Edgar Faure. Le déficit budgétaire s’accroît, en partie à cause de subventions et de détaxations destinées à freiner la hausse des prix, mais surtout à cause de la prolongation et du développement des opérations militaires en Algérie. Il s’ensuit la nécessité d’impôts nouveaux, refusés à Guy Mollet en mai 1957, mais accordés en juillet à Bourgès-Maunoury, en même temps que des pouvoirs spéciaux pour le vote desquels le gouvernement pose la question de confiance devant le Conseil de la République. Il en résulte aussi la dévaluation monétaire de fait opérée en août, qui ne redresse pas durablement la situation.

La prise de conscience des défauts des institutions établies en 1946, à peine retouchées en 1954, s’étend. Un nouveau projet de révision constitutionnelle est discuté au début de 1958. Les décisions que prend l’Assemblée nationale sont décevantes. Comment obtenir qu’elle renonce à la souveraineté que lui confèrent les textes en vigueur ? La dégradation de l’État s’accentue, comme le prouve une manifestation devant le Palais-Bourbon de la police parisienne.

 

La plupart des hommes politiques voient le mal, mais non les remèdes qui y mettraient fin ; ils sont incapables de concevoir que la démocratie n’est pas nécessairement la primauté du Parlement. À leurs yeux, comme Léon Blum l’avait écrit après le discours de Bayeux, « sur le principe qui est tout bonnement le principe républicain, il n’y a pas de concession ni de conciliation possible : l’Assemblée élue directement par le suffrage universel doit avoir le premier et le dernier mot ». Malheureusement, divisée en trop de partis que de nombreuses rivalités opposent entre eux, l’Assemblée n’est pas capable de dire le premier mot, c’est-à-dire de définir une politique, et, lorsqu’elle prononce le dernier, c’est trop souvent en renversant le gouvernement pour l’empêcher de mettre en œuvre la politique que, vaille que vaille, il a lui-même déterminée.

 

Il est cependant un domaine dans lequel, entre 1956 et 1958, on conçoit et on applique une politique efficace : celui du statut à donner aux territoires d’outre-mer, c’est-à-dire aux anciennes colonies d’Afrique noire et à Madagascar. Ministre de la France d’outre-mer, Gaston Defferre fait voter en juin 1956 une loi-cadre définissant les principes d’une autonomie interne qui préparera ces territoires à se constituer en États. Encore ministre un an plus tard, il fait approuver par le Parlement les décrets qui mettent en œuvre ces principes. Grâce à lui, et à la différence de l’Indochine et de l’Afrique du Nord, la décolonisation sera réussie en Afrique noire.


En 1958, ces écoliers malgaches attendent
le passage
 de De Gaulle à Madagascar

La situation en Algérie

S’il n’en est pas de même en Algérie, c’est que la présence d’un million de Français, dont beaucoup y sont nés et qui, tous, s’y sentent chez eux, complique terriblement les données du problème. Le statu quo ne peut pas être maintenu, parce qu’il comporte une profonde inégalité entre les colons et les autochtones, et parce qu’il s’agit du dernier pays musulman du monde encore soumis à un régime de type colonial. De profondes réformes, si les colons en acceptaient l’application, permettraient-elles, grâce à la solidarité que plus d’un siècle de vie commune a malgré tout créée entre l’Algérie musulmane et la France , de maintenir entre elles des liens permanents ? C’est l’espoir des hommes qui, comme Pierre Mendès France, auraient voulu concilier la lutte armée contre la rébellion avec une transformation des rapports entre communauté européenne et communauté musulmane, afin de supprimer les motifs de la révolte. Une telle politique est vouée à l’échec, à cause de l’état d’esprit des colons et de l’influence que ceux-ci exercent en métropole, tant en raison de l’existence d’un sentiment élémentaire de solidarité avec eux que des pressions que leurs représentants savent mettre en œuvre dans les milieux administratifs, parlementaires et gouvernementaux.

À cela s’ajoute le fait que les cadres militaires servant en Algérie ne peuvent admettre la perspective d’une nouvelle retraite, succédant à celle d’Indochine ; ils tiennent leur honneur personnel pour engagé dans le respect des promesses de maintien de la présence française qu’on les a incités à faire, aux musulmans pour les séparer des rebelles, aux colons pour tenter de leur faire accepter les réformes.

Dès 1954, le problème algérien ne comporte sans doute pas à terme d’autre solution que l’indépendance. Mais il n’est alors possible ni que les colons le comprennent, ni que la métropole, si tant est qu’elle soit déjà capable de s’en rendre compte, le leur fasse accepter. D’où la prolongation et l’aggravation d’une guerre atroce, dont l’issue sera dramatique pour les Européens d’Algérie.

Au cours de la campagne électorale de décembre 1955, Guy Mollet a qualifié de « guerre imbécile et sans issue » le conflit dans lequel la France s’est laissée enfermer par les rebelles. Il décide de remplacer le gouverneur général Jacques Soustelle (qui, d’abord très mal accueilli par les colons, a acquis maintenant leur plein appui) par un ministre résidant à Alger, et il choisit pour ce poste un homme qui doit inspirer confiance aux musulmans, le général Catroux. Le 6 février 1956, il se rend lui-même à Alger. Les violentes manifestations qui l’accueillent le persuadent qu’il faut avant tout rassurer la population européenne. Catroux démissionne, et le socialiste Robert Lacoste le remplace. Guy Mollet fait voter par le Parlement, avec l’accord des communistes, l’institution en Algérie d’un « état d’urgence » qui suspend la plupart des garanties de la liberté individuelle. Il envoie en Algérie les recrues du contingent pour y renforcer le dispositif militaire de lutte contre la rébellion. Officiellement, sa politique se définit par le triptyque « cessez-le-feu, élections, négociation », ce qui veut dire qu’il nie la représentativité des chefs de la rébellion et compte sur un scrutin pour trouver des interlocuteurs valables. Il essaie cependant de prendre en secret avec les leaders du F.L.N. des contacts qui n’aboutissent à rien. On est dans l’impasse de la répression, d’une répression dont les formes, on le saura bientôt, même si seuls certains milieux intellectuels et religieux s’en émeuvent, sont moralement inacceptables.

Ministre d’État, mais dépourvu de moyens d’action, Pierre Mendès France ne veut pas rester solidaire de cette politique. Il démissionne au printemps, tout en demandant aux autres ministres radicaux de conserver leurs postes. En juin, dans un scrutin sur la politique algérienne, les communistes s’abstiennent. Ils passeront à l’opposition – une opposition beaucoup moins active qu’à l’égard de la guerre d’Indochine – à l’automne 1956.

On veut se convaincre en France que seul l’appui de la Ligue arabe, dirigée par le chef de l’État égyptien, le colonel Nasser, permet à la rébellion algérienne de durer et de s’étendre. La nationalisation du canal de Suez, en juillet 1956, crée la tentation de chercher la paix en Algérie dans la voie de la guerre à l’Égypte. En secret, une intervention franco-britannique se prépare au cours de l’été. Juste avant qu’elle ne se déclenche, les services secrets français, mettant le gouvernement devant le fait accompli, détournent un avion marocain qui transportait de Rabat à Tunis Ben Bella, le principal chef de la rébellion algérienne, et arrêtent celui-ci. Guy Mollet couvre l’opération, qui porte une grave atteinte aux relations de la France avec le Maroc et la Tunisie. Le secrétaire d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes, Alain Savary, et l’ambassadeur de France à Tunis, Pierre de Leusse, sauvent l’honneur en donnant leur démission. Déclenchée au début de novembre, avec l’approbation du Parlement et de l’opinion, l’expédition de Suez tourne court. Les protestations des États-Unis et les menaces de l’U.R.S.S. – cependant engagée au même moment dans la répression des efforts de la Hongrie pour libéraliser son régime – obligent les gouvernements de Londres, puis de Paris, à interrompre les opérations, d’ailleurs menées avec une lenteur déconcertante.


Le président Ben Bella

En 1957, la recherche d’une solution au problème algérien prend la forme d’un projet de loi-cadre (il semble qu’on attache à ce terme un sens quasi magique à cause de la réussite de Defferre) concernant les réformes à appliquer en Algérie. Établi cependant avec le concours d’hommes politiques de tous les partis « nationaux », réunis en table ronde, le texte de Bourgès-Maunoury est rejeté par l’Assemblée nationale ; il s’ensuit la crise gouvernementale d’octobre. Le texte de Félix Gaillard est voté au début de 1958. Mais quel effet peuvent avoir des réformes dont l’application doit commencer trois mois après le cessez-le-feu ?

En février 1958, sans instructions du gouvernement, l’armée de l’air bombarbe un village tunisien, Sakiet, qui sert de base à des bandes de rebelles algériens. Une crise éclate entre la France et la Tunisie. Les États-Unis et la Grande-Bretagne proposent leurs « bons offices » pour la régler. Les conclusions des médiateurs ne comportent pas la garantie de bouclage de la frontière algéro-tunisienne demandée par la France. Le gouvernement décide cependant d’accepter les recommandations anglo-américaines, tout en poursuivant la négociation sur le contrôle de la frontière. Le Parlement étant en vacances, il le convoque pour obtenir l’accord de l’Assemblée nationale. Celle-ci le lui refuse, par un vote de procédure auquel, officieusement, le président du Conseil attache la signification de la confiance. La majorité est faite de l’addition de 170 opposants de gauche (les 150 communistes et 20 mendéssistes) et de 150 opposants de droite (poujadistes, modérés et républicains sociaux pour la plupart) : une fois de plus, le « dernier mot » de l’Assemblée élue au suffrage universel direct ne peut pas contribuer à la détermination d’une politique.

La « république parlementaire disqualifiée »

Si la situation créée par la chute du gouvernement Gaillard est beaucoup plus grave que les vingt crises ministérielles qui ont eu lieu de janvier 1946 à octobre 1957, c’est en raison du trouble profond d’une grande partie des cadres de l’armée et de la quasi-totalité des Européens d’Algérie, trouble dont les répercussions en métropole affectent toutes les tendances politiques. On s’imagine que l’Algérie risque d’être perdue faute d’une volonté politique assez ferme à Paris. Pour réagir, on songe à la constitution d’un « gouvernement de salut public », où se retrouveraient quatre hommes politiques, Jacques Soustelle (républicain social), Georges Bidault (M.R.P.), Roger Duchet (indépendant) et André Morice (ex-radical), qui animent l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française (U.S.R.A.F.). A priori, un tel gouvernement ne paraît avoir aucune chance d’obtenir une majorité.

 

On essaye donc de faire pression sur les députés, en créant une situation qui ne leur laisse pas d’autre solution. Tel est l’objet des télégrammes comminatoires expédiés d’Alger à Paris par certains officiers généraux, des rumeurs de complot militaire qu’on répand complaisamment et des manifestations de rues qu’on organise à Alger.


Partisans de l’Algérie française

Parallèlement, quelques hommes se proposent, le moment venu, de peser sur les événements en vue de tenter de les orienter vers le retour au pouvoir du général de Gaulle. Ce retour, il serait difficile aux leaders du parti de l’Algérie française de s’y opposer, quelles que soient les raisons qu’ils ont de douter que le général considère leur politique comme encore réalisable.

 

À Paris, la crise ministérielle se termine par la désignation du leader M.R.P., Pierre Pflimlin. Afin de ne pas partager plus longtemps la responsabilité de la politique de Robert Lacoste, les socialistes décident de ne plus participer au gouvernement. Soupçonné de vouloir négocier avec les rebelles, et ne disposant que d’une base parlementaire assez étroite, Pflimlin, le 13 mai, aborde le débat d’investiture dans des conditions difficiles. Au cours de l’après-midi, grâce à la complicité du service d’ordre, une manifestation organisée à Alger aboutit à l’occupation du palais du gouvernement général – où Robert Lacoste, démissionnaire, ne se trouve plus – et à la formation d’un Comité de salut public, dans lequel siègent des officiers généraux. L’annonce de ces événements provoque au Palais-Bourbon un sursaut de « défense républicaine », et Pierre Pflimlin obtient l’investiture. Les socialistes, pour l’aider à sauver le régime, entrent quelques jours plus tard dans son gouvernement. Au cours de la seconde quinzaine de mai, on a de plus en plus de raisons de craindre un coup de force militaire, appuyé par des parachutistes venus d’Alger.

Malgré un effort pathétique pour restaurer in extremis l’État en faisant procéder à une nouvelle révision de la Constitution (le projet voté par l’Assemblée dans les premières semaines de l’année est cependant encore en instance devant le Conseil de la République ), il apparaît très vite que le gouvernement Pflimlin ne reprend pas le contrôle de la situation. La police et l’armée lui obéissent mal, l’opinion ne le soutient pas. Non pas que celle-ci soit acquise d’emblée au retour du général de Gaulle au pouvoir. La déclaration par laquelle, le 15 mai, celui-ci a fait savoir qu’il est « prêt à assumer les pouvoirs de la République  » ne déclenche pas immédiatement un vaste courant en sa faveur. Cependant, à Alger, ses partisans, d’abord pris de vitesse par les événements du 13 mai, sont parvenus à les infléchir dans le sens d’un appel au général de Gaulle, et l’on s’habitue peu à peu à l’idée d’une telle solution. Nul ne songe à défendre un régime qui n’a su ni s’enraciner ni faire face à ses responsabilités, et que Guy Mollet traite un peu plus tard de « république parlementaire disqualifiée ».

Pierre Pflimlin se rend compte que le retour au pouvoir du général de Gaulle, loin de provoquer la résistance d’une partie de l’opinion, est devenu le seul moyen d’éviter une guerre civile. Telle est aussi l’opinion du président de la République. Gaston Monnerville, président du Conseil de la République , n’est pas loin de la partager, mais il tient absolument à ce que ce retour s’effectue dans le respect des procédures constitutionnelles. Seul, parmi les quatre titulaires des principales fonctions du régime, le socialiste André Le Troquer, président de l’Assemblée nationale, et à ce titre remplaçant éventuel par intérim de René Coty si celui-ci démissionne, est partisan de la résistance à tout prix.

Le mercredi 28 mai, Pierre Pflimlin donne sa démission. Le jeudi 29, René Coty adresse un message au Parlement, auquel il annonce sa décision de faire appel « au plus illustre des Français ». Le général de Gaulle vient à Paris et reçoit la plupart des chefs de partis. Le dimanche 1er juin, il se rend à l’Assemblée pour lui donner lecture d’une déclaration d’investiture. Cela paraît de sa part une grande concession, car il avait initialement annoncé que l’Assemblée devrait se prononcer sans l’avoir entendu. Il n’assiste d’ailleurs pas au débat, à l’issue duquel l’investiture lui est accordée par 329 voix contre 250. Ont voté contre : les communistes, la moitié des socialistes, les mendéssistes et des isolés. Pierre Pflimlin et Guy Mollet font partie du nouveau gouvernement comme ministres d’État, Antoine Pinay comme ministre des Finances. Aucun des quatre leaders parlementaires de l’U.S.R.A.F. n’y figure alors, mais Jacques Soustelle y entrera quelques semaines plus tard.

Constituée en 1946 sans de Gaulle et contre son avis, la IVe République , après douze années d’efforts stérilisés par des institutions mal bâties, au cours desquelles elle a dû faire face à des problèmes dont la complexité est sans commune mesure avec ceux que la République parlementaire était jadis capable de résoudre, a dû faire appel à celui qu’elle avait d’abord écarté. De ce jour, elle n’existe plus. Les événements qui ont lieu de juin à fin septembre ne sont que les conséquences de sa disparition.

1. La mise en place des nouvelles institutions (juin-déc. 1958)

Le texte constitutionnel

« Les trois affaires qui dominent notre situation », dit le général de Gaulle en juin 1958, sont « l’Algérie, l’équilibre financier et économique, la réforme de l’État ». La solution de ce dernier problème commande celle des deux autres. Le gouvernement s’y consacre par priorité. Le général de Gaulle demande aux chambres de donner au gouvernement le droit d’établir un texte constitutionnel qui sera soumis à référendum. L’exposé des motifs du projet qu’il dépose à cet effet énonce les principes auxquels doit répondre ce texte. Parmi ceux-ci, la séparation des pouvoirs et la responsabilité du gouvernement devant le Parlement : l’ambiguïté de la Constitution de 1958 est en germe dans la loi de délégation.

L’Assemblée obtient que ces principes soient insérés dans le projet qu’elle adopte, et qu’avant d’être arrêté définitivement le texte de la Constitution fasse l’objet d’un avis donné par un comité consultatif composé pour les deux tiers de membres du Parlement. Le 2 juin, l’Assemblée nationale adopte par 350 voix contre 161 le projet ainsi amendé. Beaucoup d’opposants se sont abstenus pour éviter que la loi constitutionnelle de délégation ne soit soumise à un premier référendum, ce qui aurait dû être le cas si elle n’avait pas obtenu les trois cinquièmes des suffrages exprimés dans chacune des chambres. Le 3 juin, le Conseil de la République confirme le vote de l’Assemblée. Le Parlement de la IVe République se sépare alors, onze ans, six mois et cinq jours après l’ouverture de sa première législature.

Le projet de Constitution établi par le gouvernement est soumis au début d’août au comité consultatif. Celui-ci propose plusieurs amendements, mais évite de prendre position sur l’ensemble. Examinée ensuite par le Conseil d’État, la Constitution est adoptée à la fin d’août par le Conseil des ministres. Le référendum a lieu le 28 septembre. Cette Constitution est très proche de celle dont le général de Gaulle avait exposé les principes à Bayeux le 16 juin 1946. L’équilibre des pouvoirs y est tout autre que dans les textes de 1875 et de 1946.

À sa tête, le président de la République (dont l’intérim éventuel est confié au président du Sénat) est élu pour sept ans : les membres du Parlement ne sont qu’une petite partie du collège chargé d’élire le chef de l’État, qui comprend en outre les membres des conseils généraux et, surtout, les représentants des conseils municipaux : en tout, plus de quatre-vingt mille électeurs, à peu près ceux qui élisent le Sénat. Bien qu’il ne soit déclaré responsable que pénalement, en cas de haute trahison, le président exerce lui-même, sans contreseing, ses attributions les plus importantes : nomination du Premier ministre, dissolution de l’Assemblée nationale (à condition que la précédente n’ait pas elle-même été dissoute depuis moins d’un an), messages au Parlement. L’article 16 lui permet, en cas de circonstances particulièrement graves, de prendre les mesures de toute nature qu’il juge nécessaires. Sur proposition du gouvernement ou des deux chambres, il peut soumettre à référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ou tendant à autoriser la ratification de certains traités.

Le Parlement se compose de deux chambres, Assemblée nationale et Sénat. Il vote la loi et contrôle l’action du gouvernement. En principe, la loi résulte de l’accord des deux chambres. Pour faciliter cet accord, le gouvernement peut décider la création d’une commission mixte paritaire. Si cette procédure échoue, il peut conférer le dernier mot à l’Assemblée nationale. Le domaine de la compétence législative est défini par l’article 34. Toutes les matières qui n’y sont pas énumérées relèvent du gouvernement. Le Parlement peut déléguer temporairement à celui-ci le droit de statuer par ordonnances sur des matières législatives. La procédure parlementaire fait l’objet de nombreuses prescriptions, toutes destinées à renforcer la position du gouvernement dans les débats des chambres. Les conditions du vote du budget sont réglementées : le Parlement doit se prononcer dans un délai de soixante-dix jours ; sinon la loi de finances peut être promulguée par ordonnance. La Constitution fait obligation au gouvernement de répondre aux questions des membres du Parlement. Les sessions sont assez brèves : trois mois au printemps, quatre-vingts jours à l’automne pour les sessions ordinaires. Des sessions extraordinaires peuvent être ouvertes par décret du président de la République , sur demande du gouvernement ou de la majorité des députés.

Il est établi une incompatibilité entre mandat parlementaire et exercice des fonctions de membre du gouvernement. L’action de ce dernier est dirigée par le Premier ministre, nommé sans contreseing par le président de la République , à qui il propose les noms des autres membres du gouvernement. Celui-ci est responsable devant le Parlement, dans des conditions définies avec précision. Le Premier ministre peut demander à l’Assemblée nationale d’approuver son programme ou une déclaration de politique générale. Quelle que soit la majorité à laquelle il intervient, le refus d’approbation le contraint à se retirer. Il peut également engager devant l’Assemblée sa responsabilité sur le vote d’un texte. En ce cas, ce texte est considéré comme adopté si aucune motion de censure n’est déposée dans les vingt-quatre heures, ou si une telle motion n’est pas adoptée. La motion, pour être recevable, doit avoir été signée par un dixième des députés en exercice et, pour être adoptée, avoir été votée par la majorité absolue des membres de l’Assemblée. Lorsque cette majorité n’a pas refusé la confiance, le texte sur lequel le gouvernement a engagé sa responsabilité est automatiquement adopté, à la différence de ce qui se passait sous la IVe République. La censure peut également résulter d’une initiative parlementaire. En ce cas, les signataires de la motion ne peuvent en proposer qu’une par session, les autres règles applicables au vote de la censure étant identiques aux précédentes.

L’article 89 définit une procédure parlementaire de révision. L’initiative appartient au président de la République (avec contreseing du Premier ministre) et aux membres du Parlement. La loi de révision doit être votée dans les mêmes termes par les deux chambres, puis ratifiée par référendum. Toutefois, s’il s’agit d’un projet de révision déposé par le président de la République , celui-ci peut décider que le référendum sera remplacé par un vote émis, aux trois cinquièmes des suffrages exprimés, par les deux assemblées réunies en Congrès.

Il est créé un Conseil constitutionnel, composé de neuf membres respectivement désignés, à raison de trois chacun, par le président de la République , le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale. Ce Conseil veille à la régularité de l’élection présidentielle et des référendums ; il est juge de l’élection des membres du Parlement. Saisi par l’un des trois présidents ou par le Premier ministre, il statue sur la conformité des lois à la Constitution. Il apprécie, enfin, la recevabilité des initiatives parlementaires au regard de l’article 34.

La loi de délégation avait décidé que la Constitution devrait régler les rapports de la République avec les peuples qui lui étaient « associés » ; le texte arrêté par le gouvernement donne à cet effet aux territoires d’outre-mer la faculté d’opter pour le maintien de leur statut ou la transformation en États autonomes, unis à la France au sein d’une communauté présidée par le président de la République et dotée d’un Sénat composé par moitiés de représentants du Parlement français et de membres des Parlements des États autonomes. Le général de Gaulle déclare en septembre qu’en votant « non » au référendum tout territoire aura le droit d’accéder à l’indépendance pure et simple.

Ce qu’il y a d’ambigu dans ce texte constitutionnel, c’est qu’à côté de la règle fondamentale d’un régime parlementaire – la responsabilité politique du gouvernement devant l’Assemblée nationale – il comporte des aspects nettement présidentiels. Le parlementarisme y diffère certes beaucoup des usages antérieurs : la souveraineté de l’Assemblée nationale a disparu, et de multiples précautions sont prises pour qu’elle ne puisse pas reparaître. Mais il est clair que seule la manière dont les institutions seront effectivement mises en œuvre déterminera leur caractère dominant.

Du référendum aux élections présidentielles

L’accueil fait au projet de Constitution par les formations politiques s’explique moins par ses dispositions que par le climat politique qui prévaut au cours de l’été 1958. L’opposition comprend d’abord le Parti communiste, puis de petits groupements : l’U.D.S.R., avec François Mitterrand, l’Union des forces démocratiques (U.F.D.), créée en juillet par des hommes de gauche, dont le plus notable est Pierre Mendès France, le Parti socialiste autonome (P.S.A.), né d’une scission de la S.F .I.O. Celle-ci prend parti à une forte majorité pour le « oui » au référendum : c’est qu’après avoir eu un entretien avec de Gaulle, Gaston Defferre, qui avait figuré parmi les opposants le 1er juin, a acquis la conviction que la politique algérienne va s’orienter dans un sens libéral. Mais les partisans socialistes de l’Algérie française, Max Lejeune et Robert Lacoste, sont également favorables au « oui ». La politique algérienne de De Gaulle fait l’objet d’hypothèses contradictoires, malgré les mesures qu’il a prises pour mettre fin à l’activité du Comité de salut public créé au mois de mai. À la vérité, les prises de position des partis politiques n’ont qu’une importance limitée. C’est « dans ses profondeurs » qu’en septembre 1958 le peuple français fait confiance à de Gaulle, dont l’emprise sur l’opinion commence à s’appuyer sur les moyens que lui donnent non seulement la radio, mais la télévision.

Le référendum du 28 septembre 1958 est un immense succès. En métropole, il n’y a que 15% d’abstentions, et le vote « oui » recueille 79,25% des suffrages exprimés. Les 4 625 000 « non » n’atteignent même pas, à 900 000 voix près, le niveau des votes communistes de 1956 : il y a certainement beaucoup d’électeurs habituels du P.C. parmi les 17 670 000 « oui ». En Algérie, le « oui » l’emporte massivement, mais, si les musulmans font confiance à de Gaulle, les Européens ont voté « oui » à l’intégration, c’est-à-dire à l’Algérie française. Tous les territoires d’outre-mer votent « oui », sauf la Guinée , qui devient par là même un État souverain et indépendant, hors de la Communauté.

Les derniers mois de 1958 sont consacrés à la mise en place des nouvelles institutions. Autorisé à le faire par la Constitution , qui a été promulguée le 5 octobre, le gouvernement prend des ordonnances pour établir les lois organiques nécessaires. La décision la plus importante, prise par le général de Gaulle, au sujet de laquelle les ministres sont partagés, consiste dans le choix du scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour l’élection de l’Assemblée nationale. Le régime électoral du Conseil de la République – maintenu en fonctions jusqu’à la fin d’avril 1959 – est conservé pour le Sénat, sauf une légère majoration du nombre d’électeurs désignés par les conseils municipaux des villes.

L’élection de l’Assemblée nationale doit avoir lieu les 23 et 30 novembre. Les principales organisations gaullistes fusionnent sous le nom d’Union pour la nouvelle République (U.N.R.). Le général de Gaulle impose à celle-ci une direction collégiale afin d’éviter qu’elle ne soit contrôlée par Jacques Soustelle. Le 23 novembre, le taux des abstentions remonte à près de 23%. Les opposants subissent une véritable déroute. Le P.C. perd plus d’un million et demi de suffrages par rapport à 1956. L’U.F.D. et le P.S.A. n’ont que 260 000 voix. À 50 000 voix près, la S.F .I.O. retrouve ses suffrages de 1956, ainsi que le M.R.P. Le radicalisme perd plus de la moitié de ses voix – plus de 1 700 000. Le poujadisme disparaît. Les vainqueurs du scrutin sont les modérés du C.N.I., qui gagnent 1 250 000 voix, et l’U.N.R., qui en obtient près de 4 200 000. Celle-ci pratique une politique de désistement complexe, ici en accord avec la gauche, là avec la droite. Le P.C. est totalement isolé : il n’aura qu’une dizaine d’élus. Les socialistes sont 44, les radicaux créent un groupe d’Entente démocratique de 33 membres. Le M.R.P. a 56 élus, le C.N.I. 118 et l’U.N.R. 212. La majorité des élus d’Algérie – musulmans et Européens, élus sur les mêmes listes au collège unique – créent un groupe d’Unité de la République de 48 membres. Il y a 41 non-inscrits, dont les 10 communistes, trop peu nombreux pour constituer un groupe.

Les partisans de l’Algérie française, apparemment très nombreux dans l’Assemblée, parviendront-ils à imposer leur politique au général de Gaulle ? Telle est la question fondamentale que pose le résultat du scrutin. L’élection du président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, un des dirigeants de l’U.N.R., qui l’emporte sur le modéré Paul Reynaud et sur le socialiste Max Lejeune, ne comporte à cet égard aucune indication.

Dans un discours prononcé à Constantine le 3 octobre, de Gaulle, tout en annonçant un plan de développement économique, a dit qu’il refusait de « figer d’avance dans des mots » le statut futur de l’Algérie. La poursuite des opérations militaires de pacification et de la lutte contre le terrorisme n’implique aucune solution politique d’avenir. Le général ne veut pas se lier ; c’est à l’expérience qu’il verra comment concilier le respect de la « personnalité de l’Algérie » et le maintien d’une solidarité entre celle-ci et la France. D’où la méfiance qu’éprouvent à son égard les partisans de l’Algérie française.

À la fin de décembre, le général de Gaulle est élu président de la République par le collège des notables municipaux et départementaux établi par la Constitution. Il obtient 78,5% des suffrages, contre 13,1% au candidat du P.C. et 8,4% à celui de l’U.F.D. Son mandat doit commencer le 8 janvier 1959.

Entre-temps, la S.F .I.O. est passée dans l’opposition : elle n’accepte pas la politique économique, financière et sociale mise en œuvre par Antoine Pinay à l’occasion de la fixation par ordonnance du budget de 1959, et qui s’accompagne d’une dévaluation. Cette politique, quels que soient ses inconvénients sociaux à court terme, permet à la France d’accepter que commence à s’appliquer le 1er janvier 1959 la mise en œuvre du traité de Rome sur le Marché commun.

À la date où le général de Gaulle passe de l’hôtel Matignon au palais de l’Élysée, la réforme de l’État est réalisée dans les textes, sinon encore tout à fait dans la réalité, l’équilibre financier et économique est en voie de rétablissement. Reste à résoudre le problème algérien, qui va dominer la vie politique française jusqu’en 1962. C’est l’une des tâches essentielles du gouvernement que constitue Michel Debré, nommé Premier ministre le 8 janvier 1959, qui fait appel pour y siéger à la fois à quelques hauts fonctionnaires (dont un, le ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche, est socialiste) et à des hommes politiques U.N.R., indépendants, M.R.P., ainsi qu’à un radical.



2. La Ve République devant le problème algérien (janv. 1959-juill. 1962)

Vers l’indépendance de l’Algérie

La politique algérienne du général de Gaulle se modèle sur les événements plus qu’elle ne répond à une formule conçue a priori. Certes, son but ne change pas : mettre fin à la lutte armée qui empêche la France d’être présente à son rang dans la politique internationale ; y mettre fin en tenant compte de la réalité, c’est-à-dire de l’impossibilité de réaliser l’« intégration » qui est devenue le mot d’ordre des partisans de l’Algérie française, mais en essayant d’aboutir à une solution qui comporte le maintien entre la France et l’Algérie de liens aussi étroits que possible. Cependant, les chemins suivis pour atteindre ce but varient, de Gaulle ayant à découvrir empiriquement le champ de ce possible, comme à ne pas devancer l’évolution qu’il cherche à provoquer dans l’opinion métropolitaine et à ne jamais placer l’ensemble des cadres militaires devant la tentation d’un refus de sa politique, qui briserait l’unité de l’armée en risquant d’opposer celle-ci à la nation, pour le plus grand dommage de l’État. Les détours de la politique algérienne de la Ve République , du plan de Constantine aux accords d’Évian, s’expliquent tous par l’une ou l’autre de ces considérations.

 

En octobre 1958, l’appel à « la paix des braves » n’a pas été suivi d’effet : le F.L.N. n’accepte pas que la cessation des combats soit dissociée de la solution politique à laquelle il entend participer ; il constitue au Caire un Gouvernement provisoire de la République algérienne (G.P.R.A.). Le général Salan est alors rappelé d’Alger, et les pouvoirs qu’il exerçait depuis le mois de mai sont partagés entre le général Challe, chargé du commandement des troupes, et Paul Delouvrier, nommé délégué général du gouvernement.


Salan et Jouhaud

Le 16 septembre 1959, dans un discours télévisé, le général de Gaulle proclame le principe de l’«  autodétermination » : il s’engage, lorsque le cessez-le-feu sera intervenu, à demander aux Algériens de « déterminer eux-mêmes ce qu’ils entendent être en définitive » et « à tous les Français d’entériner ce que sera ce choix ». Les trois options qu’il envisage sont la sécession totale, dépeinte sous des couleurs très sombres, la « francisation » et « le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle ». Le général ne précise pas laquelle de ces deux solutions a sa préférence. En dépit de ce que veulent croire certains partisans de l’Algérie française, il apparaît cependant qu’il ne croit pas la « francisation » réalisable, et que la solution qu’il envisage est au minimum une très large autonomie de l’Algérie. Les principes de ce discours, repris devant l’Assemblée dans une déclaration du gouvernement, sont approuvés à la quasi-unanimité : 441 pour, 23 contre, 28 abstentions. Une opposition de droite à la politique algérienne du président de la République commence cependant dès lors à se manifester.

Ce sont surtout les Européens d’Algérie qu’inquiète la perspective de l’autodétermination, ce qui est à l’origine de la « journée des barricades » et des troubles qui se produisent à Alger à la fin de janvier 1960. D’abord hésitante, l’armée se ressaisit lorsque de Gaulle, dans un discours télévisé du 29 janvier, fait appel à sa discipline : elle rétablit l’ordre.


Barricade à Alger

Sur proposition du Premier ministre, le président de la République met fin aux fonctions de deux ministres partisans de l’Algérie française, Jacques Soustelle et Bernard Cornut-Gentille, et nomme un nouveau ministre des Armées, Pierre Messmer, gaulliste de toujours, qui avait été directeur du cabinet de Gaston Defferre en 1956-1957. Le gouvernement obtient du Parlement une large délégation de pouvoirs, qui doit lui permettre de briser toute opposition à sa politique algérienne.

Il se produit cependant un temps mort. Le 29 janvier, de Gaulle a encore écarté l’hypothèse d’une négociation avec le G.P.R.A. Au cours d’un voyage qu’il fait en Algérie après la journée des barricades, la « tournée des popotes » à laquelle il procède lui fait sentir que les cadres de l’armée ne sont pas en état de supporter ce qui serait à leurs yeux la trahison des promesses faites à ceux qu’ils se sont engagés à ne jamais abandonner. En juin, répondant à un appel que de Gaulle leur a adressé pour « trouver une fin honorable aux combats », des représentants du G.P.R.A. se rendent à Melun. Mais il ne s’agit pas d’une véritable négociation : la délégation française notifie à ses interlocuteurs les conditions auxquelles pourraient, après le cessez-le-feu, s’ouvrir de véritables pourparlers. Le G.P.R.A. rompt les conversations. La déception profonde qui se manifeste dans l’opinion montre combien celle-ci a évolué vers l’acceptation d’une solution négociée.

Après avoir procédé dans les cadres militaires d’Algérie à de nombreuses mutations, le général de Gaulle fait en ce sens, à l’automne 1960, un pas d’une importance capitale : dans un discours télévisé, il constate que « la République algérienne existera un jour ». Quelques jours plus tard, il annonce qu’un référendum va être organisé pour permettre au peuple français d’approuver la politique d’autodétermination. Puis il désigne Louis Joxe pour exercer les fonctions nouvelles de ministre d’État chargé des Affaires algériennes. Ce n’est pas par hasard que le général Salan se rend alors en Espagne : contrairement à l’ensemble des cadres de l’armée, quelques officiers veulent s’opposer par tous les moyens à de nouveaux progrès dans le sens d’un accord avec le F.L.N.

Le référendum a lieu le 8 janvier 1961. L’autodétermination de l’Algérie est approuvée par 15 200 000 suffrages contre moins de 5 millions. Le général de Gaulle a les mains libres pour poursuivre sa politique. En son nom, son ancien directeur de cabinet, Georges Pompidou, prend secrètement contact en février avec le G.P.R.A. Le contact aboutit à des conversations qui ont lieu à Évian en mai-juin, puis à Lugrin en juillet, mais qui échouent parce que le gouvernement français n’envisage pas alors que le Sahara doive relever de la future République algérienne.


L’autodétermination en Algérie
Un Algérien distribue des tracts sur le marché

Entre-temps a eu lieu à Alger, du 23 au 25 avril 1961, une tentative de putsch dirigée par les généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller. Aucun d’entre eux n’y exerce plus de commandement ; ils tentent cependant, avec l’appui de la population européenne, d’entraîner l’armée à se prononcer contre le président de la République , mais les recrues du contingent et la plus grande partie des cadres ne les suivent pas. L’échec du putsch laisse subsister en Algérie une situation tendue. Groupés dans l’Organisation de l’armée secrète (O.A.S.), les activistes de l’Algérie française créent un état de conflit permanent entre la population européenne, d’une part, les autorités régulières et les musulmans, d’autre part. Le terrorisme de l’O.A.S. s’ajoute à celui du F.L.N. et gagne la métropole. Au moment du putsch, le général de Gaulle a mis en application l’article 16 de la Constitution , qui lui confère les pleins pouvoirs. Le fait qu’il n’y mette pas fin, même lorsqu’à partir de juin aucune mesure n’est plus prise de ce chef (il le laisse en vigueur jusqu’à la fin de septembre), crée un certain malaise et donne lieu à de multiples hypothèses sur ses intentions. Deux minorités actives s’affrontent en France, celle des partisans de l’Algérie française et celle des partisans du F.L.N. La masse de l’opinion s’inquiète, car elle a l’impression qu’on est dans une impasse et que les pouvoirs publics ne parviennent pas à maîtriser l’O.A.S.


L’O.A.S.


Affrontement entre l’armée française et l’O.A.S.

En septembre 1961, le général de Gaulle a levé l’obstacle sur lequel avaient échoué les négociations d’Évian et de Lugrin : au cours d’une conférence de presse, il a reconnu qu’« il n’y aurait pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation par rapport à la France , qui ne doive revendiquer sans relâche la souveraineté algérienne sur le Sahara ».

Il faut cependant encore plusieurs mois avant que ne s’ouvrent aux Rousses, dans le Jura, puis à Évian, les négociations qui aboutiront aux accords du 18 mars. Le gouvernement français et le G.P.R.A. se mettent d’accord sur une solution selon laquelle l’Algérie deviendra indépendante après un référendum qui aura lieu en juillet, des garanties étant prévues pour les intérêts militaires de la France à Mers el-Kébir, pour ses intérêts pétroliers au Sahara, ainsi que pour les Européens dont on espère encore qu’un grand nombre resteront en Algérie.


Fin de la guerre d’Algérie

Le 8 avril 1962 est organisé en métropole un référendum : le peuple français approuve les accords d’Évian par plus de 17 500 000 suffrages contre moins de 1 800 000. Mais les trois mois suivants sont marqués en Algérie par une situation chaotique. Jouant la politique du pire, l’O.A.S. multiplie les attentats contre les musulmans et les personnalités libérales. Le maintien dans le pays d’une importante fraction de la population européenne devient impossible, et les accords d’Évian, en quelques semaines, sont vidés d’une partie de leur substance. Le rapatriement en métropole de centaines de milliers de colons se produit dans des conditions dramatiques.

Au début de juillet, la population algérienne se prononce par référendum, à la quasi-unanimité, en faveur de l’indépendance. Conformément à ses engagements, la France reconnaît immédiatement la nouvelle République algérienne.

Du ministère Debré au ministère Pompidou

L’importance du problème algérien n’arrête pas, durant les trois premières années de la Ve République , le cours habituel de la vie politique. Les élections municipales de mars 1959 fournissent aux partis de la IVe République , qui utilisent contre l’U.N.R. le mécontentement dû aux mesures prises en décembre par Antoine Pinay à l’égard de la retraite des anciens combattants et de la Sécurité sociale, l’occasion de prendre leur revanche de l’échec qu’ils ont subi au scrutin de novembre. Aussi l’élection du Sénat, en avril, donne-t-elle à la seconde chambre une composition très analogue à celle de l’ancien Conseil de la République. Gaston Monnerville conserve le fauteuil présidentiel qui fait de lui l’intérimaire éventuel du président de la République. Réélu sénateur, le ministre radical de l’Intérieur, Jean Berthoin, invoque un motif de santé pour renoncer à son portefeuille, ce qui modifie la coloration politique du gouvernement. L’impression qu’il s’agit d’un cabinet de droite, selon les critères traditionnels de la démarcation entre tendances politiques, s’accentue lorsque le Premier ministre fait voter une loi sur l’aide à l’enseignement privé, ce qui provoque la démission du ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche. Mais la droite classique se sépare souvent de la majorité : un quart seulement des députés du C.N.I. (Centre national des indépendants) votent la loi de finances de 1960. En janvier, Antoine Pinay, sans avoir offert sa démission, est remplacé au ministère des Finances par le gouverneur de la Banque de France, Wilfrid Baumgartner : il n’avait pas voulu s’adapter au nouveau style imprimé aux délibérations du Conseil des ministres par la présidence du général de Gaulle.

Un des motifs de la réserve de la droite à l’égard du gouvernement Debré tient au mécontentement du monde paysan, dû à l’abrogation par Pinay du système d’échelle mobile des prix agricoles institué en 1957. Au mois de mars 1960, la majorité des députés demandent la convocation d’une session extraordinaire du Parlement pour discuter des propositions de loi concernant ce problème. Ils pensent que cette demande lie le président de la République. Mais le général de Gaulle n’admet pas qu’on puisse le contraindre à prendre une décision qu’il désapprouve, et il ne signe pas de décret de convocation des chambres. Au printemps 1960, certains États de la Communauté ayant exprimé le désir de devenir pleinement indépendants, le général de Gaulle fait adopter par le Parlement et par le Sénat de la Communauté un texte constitutionnel qui leur donne satisfaction, et ne laisse subsister d’autre institution de la Communauté que sa présidence. Nouvelle occasion pour la droite de le critiquer.

Le Premier ministre fait adopter une loi d’orientation agricole dont le but est de résoudre le problème de l’adaptation de l’agriculture française à la situation créée par l’accroissement de ses rendements et par le Marché commun, grâce à la modification de ses structures et non par une majoration des prix. Les anciens partis s’opposent à cette politique, sauf le M.R.P., proche des milieux de jeunes agriculteurs des régions pauvres qui l’ont préconisée.

À l’automne de 1960, le gouvernement soumet au Parlement un projet de loi – programme destiné à permettre à la France de se doter d’une force nucléaire stratégique. Droite et gauche s’unissent contre ce projet, qui témoigne à leurs yeux d’une volonté exagérée d’indépendance à l’égard de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, et dont elles soutiennent qu’il coûtera très cher sans permettre la constitution d’un armement vraiment efficace. La loi ne peut être promulguée qu’après la non-adoption par l’Assemblée nationale de trois motions de censure, et contre l’opposition de la grande majorité du Sénat.

En août 1961, le gouvernement est remanié, Edgard Pisani remplaçant notamment au ministère de l’Agriculture l’ancien sénateur Henri Rochereau. La nouvelle politique agricole est désormais mise en application avec vigueur. En septembre, les chambres, qui peuvent se réunir à leur volonté aussi longtemps que l’article 16 de la Constitution est en vigueur, tentent de discuter des propositions de loi sur les prix agricoles. Le président de la République conteste leur droit de légiférer en dehors de la période des sessions. Le conflit s’éteint lorsque le Conseil constitutionnel déclare irrecevables au regard de l’article 34 les propositions dont il s’agit.

Au mois d’avril 1962, après le référendum sur les accords d’Évian, Michel Debré présente au général de Gaulle la démission du gouvernement. Le Premier ministre pense que, le problème algérien réglé, il faut dissoudre l’Assemblée nationale, mais le président de la République n’est pas de cet avis. La retraite de Michel Debré est présentée comme une chose convenue depuis longtemps entre les deux hommes pour le moment où la guerre d’Algérie aurait pris fin.

Le Premier ministre que nomme de Gaulle pour remplacer Debré n’a jamais été parlementaire : c’est l’ancien directeur de cabinet du général, Georges Pompidou, membre du Conseil constitutionnel. La participation du M.R.P. au nouveau gouvernement est accrue en nombre et en signification, Pierre Pflimlin y recevant un portefeuille ; mais le radical Edgar Faure décline l’offre du ministère de l’Éducation nationale. Le cabinet Pompidou est mal accueilli par l’Assemblée nationale, qui interprète le choix du Premier ministre comme un pas dans le sens d’un régime de moins en moins parlementaire : or, l’affaire d’Algérie étant sur le point d’être réglée, les leaders des anciens partis pensent que le moment est venu de rendre au Parlement son rôle traditionnel.

C’est à l’occasion de la politique extérieure que l’opposition va se manifester, parce que c’est seulement sur ce terrain que la droite, le M.R.P., les radicaux et les socialistes peuvent agir de concert. On sait depuis longtemps que le général de Gaulle n’acceptera jamais quelque abandon de souveraineté que ce soit au profit d’organismes européens de caractère supranational, et qu’il entend libérer la diplomatie française de toute dépendance à l’égard des États-Unis.

En avril 1962, les partenaires de la France dans le Marché commun – dont les progrès inespérés doivent beaucoup au gouvernement du général de Gaulle – repoussent un projet français de coopération politique, le plan Fouchet, au moyen duquel le président de la République propose de constituer, non pas une Europe supranationale, mais ce qu’il appelle, le 15 mai 1962, l’« Europe des États ». Le rejet du plan Fouchet est probablement dû à la conviction des gouvernements qui le décident que le général de Gaulle ne pourra plus conserver bien longtemps le pouvoir. Dans une conférence de presse, de Gaulle parle, sur un ton de dérision, des aspirations à la supranationalité, et ses ministres M.R.P. donnent leur démission.

En juin, à l’occasion d’une déclaration du gouvernement, non suivie de vote, sur la politique étrangère, 293 députés, c’est-à-dire bien plus de la moitié des membres de l’Assemblée nationale, signent un manifeste en faveur d’une Europe communautaire. Il est clair que le gouvernement n’a plus de majorité. Mais l’opposition se garde de déposer une motion de censure, comme elle se gardera en juillet de donner une majorité à celle qui sera déposée à l’occasion du vote de nouveaux crédits pour l’armement nucléaire : elle ne veut pas d’une dissolution, car c’est à l’automne, dans la perspective du renouvellement normal de l’Assemblée nationale qui doit avoir lieu en mars 1963, qu’elle compte déclencher son offensive contre le général de Gaulle. À ce moment, pensent les dirigeants des anciens partis, le choc en retour de la perte de l’Algérie l’emportera dans l’opinion sur le soulagement dû à la fin des combats, l’emprise du général de Gaulle sur les électeurs sera en déclin, et la France pourra revenir à une vie politique conçue selon ses normes traditionnelles.

L’évolution du nouveau régime

La mise en œuvre de la Constitution de 1958 aen effet orienté les institutions politiques de la France dans une voie nouvelle. Les virtualités parlementaires qu’elle comportait ne se sont pas réalisées, ses virtualités présidentielles se sont au contraire affirmées.

Il y a à cela plusieurs raisons : la personnalité du général de Gaulle, les circonstances de son retour au pouvoir, l’autorité que lui a conférée le référendum de 1958 sont parmi les plus importantes. Si de Gaulle a fait insérer dans la Constitution les règles qui permettent au président de la République d’exercer seul ses responsabilités essentielles, ce n’est pas pour se contenter ensuite d’un rôle d’arbitre entre les partis, ou entre le gouvernement et le Parlement, et pour se borner à assurer le respect des règles du jeu politique : c’est pour pouvoir donner lui-même les impulsions essentielles en exerçant, comme il devait le dire après son élection à la présidence de la République , « le pouvoir suprême selon l’esprit nouveau qui le lui avait fait attribuer ».

C’est d’ailleurs ce que l’opinion attendait de lui, et ce sur quoi comptaient, au moins à l’égard du problème algérien, la grande majorité des membres de l’Assemblée nationale. Opposants résolus au gouvernement Debré, les députés socialistes ont approuvé toutes les initiatives du général de Gaulle en matière algérienne, sans s’embarrasser de savoir si c’était bien à lui, président de la République , à les prendre. Le débat d’octobre 1959, après le discours sur l’autodétermination, est à cet égard révélateur. Le seul député qui ait alors rappelé que, selon la lettre de la Constitution , c’était le gouvernement et non le président de la République qui devait « déterminer la politique de la nation » était un membre du C.N.I., François Valentin, qui allait voter contre l’approbation de la déclaration gouvernementale. L’orateur socialiste Francis Leenhardt déclara au contraire que le vote favorable de son groupe s’adressait au gouvernement. Quelques semaines plus tard, en février 1960, l’Assemblée nationale devait amender le projet de délégation de pouvoirs présenté par le Premier ministre, pour stipuler que les ordonnances prises en vertu de ce texte devraient être signées par « le général de Gaulle, président de la République  », ce qui était juridiquement superfétatoire, car la Constitution rendait cette signature nécessaire, mais politiquement significatif de ce que les députés, dans leur grande majorité, comptaient sur de Gaulle, et sur lui seul, pour régler le problème algérien. Si, de 1959 à 1962, le siège du pouvoir s’est trouvé à l’Élysée plutôt qu’à l’hôtel Matignon, c’est donc, dans une large mesure, en ce qui concerne la question alors la plus importante, celle de l’Algérie, conformément à la volonté délibérée de l’Assemblée nationale.

Dans les autres domaines, cependant, si le Parlement a contribué à infléchir le régime dans un sens présidentiel, c’est pour une raison opposée : son comportement a très vite convaincu le président de la République et le Premier ministre qu’il serait périlleux de lui laisser les mains libres, car il serait immédiatement tenté d’en abuser. Dès les premiers mois de 1959, il est apparu que les députés et les sénateurs n’accepteraient que contraints et forcés les prescriptions de la Constitution destinées à « rationaliser » le système parlementaire et à empêcher l’Assemblée nationale de prétendre à la souveraineté. Ce fut d’abord la « querelle du règlement », provoquée par l’effort des chambres pour revendiquer certaines des prérogatives que la Constitution avait entendu leur enlever, en particulier le vote, en dehors des procédures de mise en jeu de la responsabilité gouvernementale, de résolutions ou de motions exprimant leurs vues sur la conduite des affaires publiques. Chargé de vérifier la conformité des règlements des assemblées à la Constitution , le Conseil constitutionnel fit échec au début de l’été 1959 à ces empiètements, comme il devait empêcher un peu plus tard l’Assemblée nationale de priver de l’essentiel de sa portée la procédure constitutionnelle du vote bloqué.

 

Il n’en était pas moins clair que le Parlement de la Ve République , s’il l’avait pu, aurait vite rétabli les pratiques qui, sous la IIIe et la IVe , avaient le plus contribué à « user » les gouvernements et à les priver de toute autorité. On eut une nouvelle preuve de la vitalité des traditions parlementaires lorsque le problème de la retraite du combattant obligea le gouvernement à engager sa responsabilité pour faire adopter certaines des dispositions de la loi de finances de 1960, puis lorsque, sous la pression des organisations agricoles, la majorité des députés demanda en mars 1960, exactement comme en septembre 1957, la convocation d’une session extraordinaire. Il fut bientôt évident que le gouvernement Debré, avec sa majorité composite, où les indépendants et le M.R.P. voisinaient avec l’U.N.R., ne devait de survivre qu’à l’appui du président de la République , et à la crainte d’une dissolution.

Le Parlement s’était en somme montré réfractaire à la discipline, inspirée des usages britanniques, que Michel Debré, en rédigeant la Constitution , avait voulu lui appliquer, afin de rendre efficace le régime parlementaire. Aussi, malgré ses préférences doctrinales, le Premier ministre ne fit rien pour empêcher le régime de prendre bientôt le caractère finalement plus présidentiel que parlementaire qui allait être le sien. En allant dans ce sens pour tout ce qui concernait l’Algérie – peut-être afin de ne pas prendre elle-même en ce domaine des responsabilités difficiles -, en essayant au contraire pour les autres affaires de tourner les prescriptions de la Constitution propres à l’empêcher de revendiquer la souveraineté, l’Assemblée nationale a sans doute contribué autant que le général de Gaulle au dépérissement des aspects parlementaires de la Constitution de 1958, donc à l’épanouissement de ses aspects présidentiels.



3. La fin du premier septennat (août 1962-nov. 1965)

Le référendum du 28 octobre 1962

Le 22 août 1962, le général de Gaulle échappe, sur la route du Petit-Clamart, à un attentat organisé par un ingénieur militaire, sympathisant de l’O.A.S. L’émotion causée par cet événement va être un des éléments de la stratégie qu’il met en œuvre pour gagner de vitesse l’opposition. Après avoir fait en Allemagne un voyage qui démontre le prestige dont il jouit hors de France, il annonce, le 16 septembre, qu’il va demander au peuple français de modifier par référendum la Constitution , afin qu’à l’avenir le président de la République soit élu au suffrage universel. Tous les anciens partis se prononcent contre ce projet, mais, en accord avec les ministres indépendants, certains députés modérés se séparent à cette occasion du C.N.I. Une controverse juridique s’engage : l’article 11 de la Constitution permet-il de soumettre au référendum un projet de loi qui porte sans doute sur l’organisation des pouvoirs publics, mais qui est de nature constitutionnelle ? Au congrès radical de septembre, le président du Sénat se prononce avec véhémence pour la négative, et prononce le mot de « forfaiture », mais il ne prend ensuite aucune initiative pour mettre en action la procédure de mise en jeu de la responsabilité pénale du Premier ministre ou du président de la République. Le général de Gaulle rompra dès lors toutes relations personnelles avec son éventuel remplaçant intérimaire. Au début d’octobre, l’Assemblée nationale censure le gouvernement Pompidou ; au cours du débat, Paul Reynaud, désignant l’hémicycle du Palais-Bourbon, s’écrie : « La France , monsieur le Premier ministre, elle est ici ! », formule qui résume exactement la doctrine traditionnelle de la République représentative. Le Premier ministre présente au général de Gaulle la démission du gouvernement, mais celui-ci surseoit à l’accepter et annonce la dissolution de l’Assemblée. Le référendum est fixé au 28 octobre, les élections aux 18 et 25 novembre.

Les anciens partis, C.N.I., M.R.P., Parti radical, S.F.I.O., constituent le « cartel des non ». Le P.C. s’oppose comme eux à de Gaulle. L’U.N.R. se prononce naturellement pour le « oui », et fusionne avec la petite organisation des « gaullistes de gauche », l’Union démocratique du travail (U.D.T.). Dirigés par Valéry Giscard d’Estaing, ministre des Finances depuis janvier, les modérés qui ne veulent pas passer à l’opposition vont s’organiser en fédération des républicains indépendants (R.I.).

L’opposition a peine à convaincre les électeurs qu’il n’est pas démocratique de leur confier le soin d’élire eux-mêmes le président de la République. L’aspect négatif du cartel des « non » inquiète l’opinion : on ne voit pas comment, s’ils l’emportaient, les partis qui le composent pourraient se mettre d’accord pour gouverner, et l’on craint un retour à l’impuissance parlementaire et à l’instabilité de la IVe République. Le prestige du général de Gaulle n’a pas été entamé par la sécession de l’Algérie. Aussi le référendum est-il un succès pour le président de la République  : plus de 12 800 000 « oui » contre moins de 8 millions de « non ». Cependant, pour la première fois depuis 1958, quinze départements du Centre et du Midi, où la tradition de gauche est puissante, ont voté « non ».

Saisi par le président du Sénat, le Conseil constitutionnel décide qu’il n’a pas compétence pour apprécier la régularité de la procédure par laquelle a été adoptée une loi qui constitue l’expression de la volonté du peuple souverain.

Les élections de novembre 1962

La victoire du référendum sera-t-elle confirmée aux élections ? Guy Mollet annonce que, lorsque aucun autre opposant n’aura de chance de l’emporter, le Parti socialiste favorisera l’élection d’un communiste contre un gaulliste : c’est la fin de l’ostracisme qui frappait le P.C. depuis mai 1947. Les partisans du général de Gaulle pratiquent l’unité de candidature, sous l’étiquette de l’Association pour la Ve République  : ce sera l’un des facteurs de leur victoire.

Le premier tour leur donne une avance très nette : sur 96 sièges pourvus, ils en ont 58, contre 6 au C.N.I., 14 au M.R.P., 8 aux radicaux, 1 à la S.F .I.O., 9 au P.C. Gagnant près de 2 500 000 voix sur le résultat de l’U.N.R. en 1958, les candidats VeRépublique ont obtenu 36,3% des suffrages exprimés. Le C.N.I. et les divers modérés perdent plus de 2 750 000 voix, et n’ont que 9,6% des suffrages. Le M.R.P. en perd 630 000, et tombe à 8,9%. Le radicalisme en perd près de 120 000 et s’établit à 7,5%. La S.F .I.O. en perd plus de 870 000, ce qui la laisse à 12,6%. L’extrême gauche non communiste (y compris le Parti socialiste unifié, P.S.U., qui a pris la suite du P.S.A. et de l’U.F.D.) gagne 190 000 voix, mais n’obtient que 2,4% des suffrages. Le P.C. ne regagne que 85 000 voix et arrive à 21,7%. Quant à l’extrême droite, favorable à l’O.A.S., elle perd 400 000 voix et ne représente que 0,9% des suffrages exprimés. Il y a eu environ 2 300 000 abstentions de plus qu’en novembre 1958 et qu’au référendum du 28 octobre.

Bien qu’au total les partis du cartel des « non » aient obtenu, le 18 novembre, un peu plus de suffrages que les gaullistes, l’avance de ceux-ci par rapport à chacun de leurs adversaires va faire boule de neige : au second tour, ils recueillent plus de 42% des suffrages exprimés et obtiennent la majorité des sièges de la nouvelle Assemblée : le groupe de l’U.N.R.-U.D.T. a 283 membres et celui des R.I. en a 35. Le P.C. en a 41, la S.F .I.O. 66, le Rassemblement démocratique, qui représente le radicalisme, en a 39, l’Entente démocratique, où se retrouvent M.R.P. et C.N.I., en a 55, dont 8 avaient eu le soutien de l’Association pour la Ve République, de même que 2 des 13 non-inscrits. Cette victoire est due à la fois au jeu du soutien majoritaire, où la majorité relative suffit au second tour et, surtout, au report sur les gaullistes de voix modérées, M.R.P., radicales et même socialistes chaque fois qu’ils ont eu en face d’eux un communiste. À la différence des scrutins de la IIIeet de la IVe République , les électeurs ont eu un comportement majoritaire : ils ont tenu à préserver la stabilité gouvernementale de la Ve République.

Le nouveau gouvernement Pompidou n’aura à faire face, tant que cette Assemblée siégera, à aucune difficulté parlementaire. Il lui sera toujours possible de passer outre à l’opposition du Sénat – devant lequel il ne sera le plus souvent représenté que par des secrétaires d’État – en conférant le dernier mot à l’Assemblée nationale. Il n’aura pas de peine à faire approuver, en 1963, le plan de stabilisation destiné à freiner la surchauffe de l’économie, ni à réaliser plusieurs réformes, notamment la réorganisation administrative de la Seine et de la Seine-et -Oise, l’esquisse de la création d’institutions régionales, et le nouveau statut de la radio-télévision, qui laisse d’ailleurs au gouvernement la haute main sur l’Office qu’il institue. La politique extérieure du général de Gaulle ne se heurtera devant l’Assemblée à aucun obstacle, qu’il s’agisse, à propos de la Chine et du Vietnam, de la distance de plus en plus nette qu’il prend par rapport aux États-Unis, de son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, ou du traité d’amitié avec l’Allemagne fédérale.

La préparation de l’élection présidentielle

À mesure que se rapproche l’élection présidentielle qui doit avoir lieu en décembre 1965, la vie politique est de plus en plus centrée sur sa préparation. On ignore jusqu’en novembre 1965 si le général de Gaulle sera candidat, mais la tactique des partis d’opposition n’envisage pas d’autre hypothèse. Il est évident que les rapports entre partis vont être essentiellement déterminés par le choix des candidats à la présidence : relevant désormais du suffrage universel, l’élection du président de la République devient l’élection pilote, en fonction de laquelle se noueront les alliances en vue des autres consultations.


Élection présidentielle de 1965
Le président de la République française, Charles de Gaulle

La difficulté pour les partis de l’ancienne Troisième Force est qu’il leur est impossible d’avoir une chance de succès sans un fort appoint de voix communistes, mais que, s’ils négocient un accord avec le P.C., ils s’aliéneront beaucoup de leurs électeurs habituels, qui reporteront leurs voix sur de Gaulle ou sur le candidat désigné par celui-ci.

Un socialiste, Gaston Defferre, tente d’échapper à ce dilemme en faisant le pari qu’il lui sera possible de rallier les électeurs communistes sans s’être entendu avec l’appareil du P.C. Annoncée dès la fin de 1963, sa candidature est approuvée par un congrès de la S.F .I.O., devant lequel ses déclarations sur l’« action personnelle » par laquelle le président de la République doit « garantir l’application de la politique sur laquelle il a été élu » peuvent être interprétées comme un ralliement à la manière dont le général de Gaulle applique la Constitution de 1958. Mais Defferre a pris position trop tôt. Le P.C. le combat énergiquement. L’intérêt initialement suscité par sa candidature s’affaiblit. Ses idées sur la création d’une « grande fédération », qui unirait le M.R.P. aux socialistes et aux radicaux, paraissent difficilement réalisables.

Au printemps 1964, Jean-Louis Tixier-Vignancour, ancien député d’extrême droite, annonce à son tour sa candidature, autour de laquelle il espère rallier tous les nostalgiques de l’Algérie française, sinon de l’O.A.S.

Les élections municipales du printemps 1965 rendent une certaine actualité aux idées de Defferre. Le gouvernement a fait voter une réforme électorale selon laquelle, dans les communes de plus de 30 000 habitants, on votera pour des listes bloquées, sans panachage, et sans possibilité de fusion de listes en vue du second tour. Dans la plupart des villes où s’applique ce système, il se constitue des listes de coalition entre partis d’opposition, dans un petit nombre de cas entre P.C. et S.F.I.O., mais le plus souvent des socialistes aux modérés : n’est-ce pas la preuve que la « grande fédération » est possible ? Le résultat du scrutin, marqué par une grande stabilité, est une déception pour les gaullistes. Il semble confirmer que les électeurs n’ont pas de répugnance à voter pour une sorte de Troisième Force ressuscitée.

Mais la vie politique au niveau national relève d’autres facteurs qu’au niveau municipal. En juin, on tente de mettre sur pied la « grande fédération ». La S.F .I.O. et le M.R.P. ne parviennent pas à se mettre d’accord, ce dernier rejetant toute étiquette comportant le mot « socialiste ». Gaston Defferre renonce à être candidat. L’hostilité du P.C. enlevait toute chance de succès à la tactique qu’il avait envisagée.

Au début de septembre, François Mitterrand, devenu le leader d’une nouvelle formation de gauche, la Convention des institutions républicaines, après avoir pris avec le P.C. des contacts discrets qui lui permettent de compter qu’il aura son soutien sans avoir à discuter avec lui un programme commun, annonce sa candidature. La S.F .I.O., le Parti radical et le P.S.U. s’y rallient. La Convention , le Parti socialiste et le Parti radical s’uniront par la suite dans une Fédération de la gauche démocrate et socialiste (F.G.D.S.) – la « petite fédération » – dont il exercera la présidence, ce qui montre bien le rôle dominant que l’élection présidentielle joue désormais quant aux rapports entre partis.

Le C.N.I. a longtemps espéré une candidature d’Antoine Pinay. Le refus de celui-ci permet au M.R.P. de présenter la candidature du sénateur Jean Lecanuet. Celui-ci renonce à la présidence de son parti, et créera après l’élection le Centre démocrate, qu’il destinera à rassembler le M.R.P., le C.N.I. et ceux des radicaux qui refusent toute entente avec le P.C. La candidature de Lecanuet ôte son sens à celle du sénateur Pierre Marcilhacy, annoncée au printemps, qui n’en sera pas moins maintenue.

Au début de novembre, le général de Gaulle annonce qu’il sera candidat. Tout le monde s’attend alors qu’il soit élu au premier tour, le 5 décembre. L’importance de la préparation du scrutin, pense-t-on, réside surtout dans le regroupement de toutes les gauches, P.C. y compris, derrière François Mitterrand, et dans celui de la droite C.N.I., avec le centre M.R.P., derrière Jean Lecanuet, auxquels cette préparation a abouti : cette nouvelle configuration des forces politiques opposées au gaullisme se maintiendra-t-elle après l’élection présidentielle ?



4. Les débuts du second septennat (déc. 1965-avr. 1968)

L’élection présidentielle de décembre 1965

Les règles fixées pour l’utilisation de l’O.R.T.F., en particulier de la télévision, dans la campagne de l’élection présidentielle, établissent entre candidats une complète égalité. Le général de Gaulle a cinq concurrents, y compris un candidat de la dernière heure, Marcel Barbu, qui se dit « sphérique d’opinion » : l’opposition aura donc cinq fois plus de temps à la télévision que le président sortant. Celui-ci accentue ce désavantage en n’utilisant pas, avant le premier tour, toutes les émissions auxquelles il a droit. Il semble considérer que la campagne de l’élection présidentielle peut être menée comme celle d’un référendum, et compter que ses adversaires se combattront réciproquement au moins autant qu’ils s’en prendront à lui. Mais, en fait, ils concentrent leurs attaques sur la gestion des affaires publiques depuis sept ans, avec une apparence de précisions concrètes qui contrastent avec le ton des quelques allocutions du général. L’irruption des opposants sur les écrans de la télévision exerce un impact d’autant plus fort sur l’opinion que le contenu des émissions antérieures de l’O.R.T.F. n’a pas pu mithridatiser celle-ci. Les sondages d’opinion opérés au cours de la campagne enregistrent un recul sensible des intentions de vote pour le général de Gaulle.

Le premier tour de scrutin, le 5 décembre, donne lieu à ballottage. Le taux des abstentions (moins de 15%) est le plus bas jamais constaté en France. Le général de Gaulle obtient la majorité absolue dans 13 départements et arrive en tête dans 57 autres. Mais, avec un peu moins de 10 400 000 voix, il n’a que 43,7% des suffrages exprimés. François Mitterrand a la majorité absolue dans 2 départements et arrive en tête dans 18 autres. Ses 7 650 000 voix correspondent à 32,2% des suffrages. Jean Lecanuet n’est en tête nulle part, et n’arrive en seconde position que dans 9 départements, dont 5 ont donné la majorité absolue à de Gaulle. Il obtient un peu moins de 3 800 000 voix (15,8% des suffrages), Jean-Louis Tixier-Vignancour ne le distance que dans 4 départements méditerranéens où sont installés nombre de rapatriés d’Afrique du Nord ; il a un peu plus de 1 250 000 voix (soit 5,2% des suffrages). À eux deux, Pierre Marcilhacy et Marcel Barbu groupent moins de 700 000 voix (2,8% des suffrages).

Seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour peuvent rester en lice le 19 décembre. Tixier-Vignancour et Barbu invitent leurs électeurs à voter pour Mitterrand. Sans s’exprimer aussi clairement, Lecanuet et Marcilhacy demandent aux leurs de ne pas voter pour de Gaulle. Mais il serait étonnant que la totalité de l’électorat modéré choisisse un candidat soutenu par le P.C. Le général de Gaulle fait une campagne très différente de celle du premier tour. Au cours de trois entretiens télévisés avec le journaliste Michel Droit, il justifie en détail tous les aspects de sa politique, avec une verve étonnante. Il est élu le 19 décembre par près de 12 680 000 suffrages (54,5%) contre un peu plus de 10 550 000 (45,4%) à François Mitterrand. (Il s’agit, comme pour toutes les statistiques électorales que nous donnons, des seuls résultats de la métropole.)

Malgré l’échec relatif que constitue le ballottage, l’élection de décembre 1965 renforce le régime : elle montre que l’élection présidentielle ne suppose pas que l’un des candidats dispose de ce « pouvoir charismatique » qu’on prête souvent à de Gaulle, mais qui n’a manifestement pas joué en la circonstance.

La politique étrangère d’indépendance

Le gouvernement se retire à l’ouverture du nouveau septennat. Georges Pompidou est de nouveau nommé Premier ministre. L’attribution à Michel Debré du ministère des Finances provoque le départ de Giscard d’Estaing, à qui le général de Gaulle ne veut pas confier les Affaires étrangères, où demeure Maurice Couve de Murville, et qui refuse le ministère de l’Équipement, lequel échoit à Edgard Pisani ; le sénateur radical Edgar Faure, ancien président du Conseil de la IVeRépublique , rallié à de Gaulle, reçoit l’Agriculture. On notera dès lors chez certains républicains indépendants quelques réticences à l’égard de la politique du président de la République , notamment en ce qui concerne l’Europe. Des difficultés se sont produites à l’automne 1965 pour la détermination de la politique agricole du Marché commun : de Gaulle a fait preuve alors d’une intransigeance qui lui a été reprochée dans la campagne présidentielle, mais qui se révèle efficace ; l’essentiel des exigences de la France en ce domaine est accepté par ses partenaires.

Au printemps 1966, le président de la République décide que la France , tout en demeurant dans le pacte de l’Atlantique Nord, reprend son indépendance complète en matière de défense, et qu’elle quitte donc l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (O.T.A.N.), dans laquelle une partie de ses forces était sous commandement américain. La vigueur avec laquelle il condamne la guerre que les États-Unis mènent au Vietnam donne à ce retrait un sens qui provoque de vives critiques au centre démocrate et à la F.G .D.S. : on constate alors quel fossé sépare celle-ci du P.C. dans le domaine de la politique étrangère.

Les élections législatives de mars 1967

Certains ministres, craignant les effets que risque d’avoir sur l’activité économique française la récession qui se manifeste en Allemagne fédérale, pensent qu’il y aurait intérêt à ce que le renouvellement de l’Assemblée nationale, prévu pour mars 1967, ait lieu dès l’automne 1966, ce qui aurait au surplus l’avantage de gagner de vitesse les préparatifs de la F.G .D.S. Mais de Gaulle estime que la dissolution ne doit intervenir qu’en cas de crise politique grave.

Après quelques hésitations des républicains indépendants, l’unité de candidature, sous les auspices d’un Comité d’action pour la Ve République , est acceptée par tous les éléments de la majorité. La F.G .D.S. adopte la même tactique, et conclut en décembre 1966 un accord de désistement réciproque avec le P.C., décidément sorti du ghetto politique où il avait été refoulé en 1947. Le Centre démocrate ne parvient pas à éviter les candidatures de modérés qui refusent toute affiliation. Le P.S.U. présente une centaine de candidats.

Le 5 mars 1967, le premier tour des élections révèle une nouvelle avance des gaullistes. Sur 72 sièges pourvus, ils en ont 62, contre 8 au P.C., 1 à la F.G .D.S. et 1 au Centre démocrate. Il y a 3 200 000 abstentions de moins qu’en 1962 (mais 1 200 000 de plus que le 5 décembre 1965). Les candidats Ve République gagnent plus de 1 900 000 voix et obtiennent 38,1% des suffrages exprimés. Grossi des divers modérés, le Centre démocrate gagne un peu plus de 500 000 voix par rapport au M.R.P. et au C.N.I. en 1962, ce qui lui donne 17,2% des suffrages. Progression identique pour la F.G .D.S., par rapport aux socialistes et aux radicaux en 1962 : elle arrive à 18,7% des suffrages. L’extrême gauche non communiste (essentiellement le P.S.U.) gagne 50 000 voix, mais n’a que 2,2% des suffrages. Favorisé par la cessation de son isolement et par la crainte du chômage, le P.C. gagne un peu plus d’un million de voix, et arrive à 22,4% des suffrages : en dépit de ses efforts, la F.G .D.S. n’est pas parvenue à le distancer. Malgré un gain de 35 000 voix, l’extrême droite, avec 0,8% des suffrages, ne compte pas.

Les pronostics publiés par les organismes d’analyse de l’opinion s’accordent tous pour prévoir que la majorité sortante se retrouvera dans la nouvelle Assemblée. Mais, au second tour, le report des voix des électeurs centristes, peut-être parce que ces prévisions ont annihilé chez eux la crainte d’un succès de la gauche et de l’extrême gauche, favorise moins les gaullistes qu’il ne l’avait fait le 25 novembre 1962.

En définitive, c’est grâce aux élus d’outre-mer que l’ancienne majorité se retrouve dans la nouvelle Assemblée, mais de justesse : l’U.N.R., qui va prendre le nom d’Union des démocrates pour la Ve République (U.D. Ve), a 200 députés, et les républicains indépendants en ont 44. En outre, 3 des 8 non-inscrits sont gaullistes : en tout, 247 sièges sur 487. Il y a 73 communistes, 121 fédérés (dont 4 apparentés du P.S.U.). La formation d’un groupe Progrès et démocratie moderne de 41 membres signifie que le Centre démocrate n’a pas assez d’élus pour créer un groupe relevant de sa seule obédience.

Étroite, la majorité sera parfaitement disciplinée. Le Premier ministre la soumet à rude épreuve en lui présentant, au mois de mai 1967, un projet de délégation de pouvoirs destiné à permettre d’assainir les finances de la Sécurité sociale. Le dépôt de ce projet entraîne la démission du ministre de l’Équipement, Edgard Pisani, mais le texte est voté, ce qui contribue à « verrouiller » les républicains indépendants dans la majorité. La condamnation portée contre Israël par le général de Gaulle au moment de la guerre des Six Jours, en juin 1967, ne provoque que quelques remous dans les deux groupes qui soutiennent le gouvernement.

En février 1968, la F.G .D.S. et le P.C. se mettent d’accord sur une « plate-forme » commune. Son existence inquiète certains centristes. Mais son imprécision et ses lacunes ne donnent pas à penser qu’un gouvernement appuyé sur la gauche et l’extrême gauche soit possible. Un certain élargissement de la majorité paraît au contraire concevable. Après avoir surmonté l’épreuve du ballottage du 5 décembre 1965, le régime semble avoir bien supporté celle de sa troisième élection législative. Aucune difficulté parlementaire ne se dessine à l’horizon. C’est sur un autre terrain qu’une crise va soudain éclater.



5. Les événements de mai 1968 et leurs conséquences.
(mai 1968-juill. 1969)

Mouvement étudiant et grèves

Depuis 1959, l’État a dépensé beaucoup plus qu’auparavant pour l’Éducation nationale. Mais le nombre des étudiants s’accroît sans cesse. Leur existence quotidienne se déroule souvent dans un pénible isolement. Des problèmes de débouchés se posent à ceux qui font des études de lettres ; nombreux sont ceux que menace l’échec aux examens. Le corps enseignant s’est grossi d’assistants et de maîtres-assistants dont le statut et les perspectives de carrière sont incertains. Beaucoup d’universitaires font preuve d’un inébranlable conservatisme corporatif. Ceux qui sont partisans de réformes ne sont pas d’accord entre eux. L’administration de l’Éducation nationale, dont les moyens n’ont pas été adaptés à l’augmentation de ses tâches, est au-dessous du médiocre. Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale de la fin de 1962 à avril 1967, a décidé une réforme que, de crainte de la voir peu à peu vidée de son contenu, il n’a pas assortie de mesures transitoires suffisantes. Son successeur, Alain Peyrefitte, qui, comme lui, doit concilier avec les siennes propres les idées de l’hôtel Matignon et celles de l’Élysée, parfois divergentes, se prépare à introduire la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur.

Tels sont les facteurs principaux du profond malaise qui existe dans le monde étudiant. Mais l’explosion de mai 1968 ne se serait pas produite sans l’action d’un détonateur : il s’agit de « groupuscules » d’inspiration anarchiste, trotskiste et maoïste, qui contestent la « société de consommation » et qui pensent que l’Université est devenue, à la place d’une classe ouvrière aliénée par son embourgeoisement, le milieu d’où peut surgir la révolution qui détruira la société capitaliste.

Particulièrement actifs parmi les étudiants en sociologie de Nanterre, ces groupes parviennent à y paralyser le fonctionnement de la faculté des lettres. Celle-ci est fermée à la fin d’avril, ce qui transporte l’agitation à la Sorbonne. Dans la crainte d’un affrontement armé entre ultra-gauchistes et fascistes du groupe Occident, le recteur fait appel à la police. L’entrée de celle-ci dans les enceintes universitaires viole un tabou ancien, qui survit à l’état de choses qui lui avait donné naissance, lorsque l’Université était capable d’autodiscipline. La fermeture de la Sorbonne rejette dans la rue l’agitation, qui prend le caractère de véritables émeutes, avec érection de barricades, au quartier Latin. La solidarité entre étudiants, la communion qui s’établit d’autant plus profondément entre eux qu’ils se sentaient auparavant plus isolés, les réactions diverses de la population parisienne, celles de la police, malgré le fait qu’on n’ait à déplorer à Paris en mai que la perte d’une seule vie humaine, voilà ce qui donne bientôt à la situation une extrême gravité.

Absent de France au début des troubles, Georges Pompidou prend à son retour des mesures d’apaisement. Il promet l’amnistie des étudiants condamnés et il rouvre la Sorbonne. Celle-ci , ainsi que toutes les facultés de Paris et la plupart de celles de province, est immédiatement occupée. Elle devient le théâtre de scènes ubuesques.


Les étudiants français devant la Sorbonne ,
à Paris, en Mai 1968

Évidemment sage, parce qu’elle permet d’éviter une répression qui pourrait devenir sanglante, l’attitude du Premier ministre encourage la classe ouvrière, puisque le pouvoir paraît céder devant l’agitation des étudiants, à entrer à son tour en action pour obtenir des augmentations de salaires. Un mouvement de grève à peu près général se déclenche à la mi-mai. Les ultra-gauchistes essaient d’établir une liaison entre le mouvement étudiant et les grévistes, mais ceux-ci, encouragés par le P.C. et la C.G .T., ne s’y prêtent pas.

Le pouvoir, mis en question, s’affirme

Les événements ont leur écho au Parlement. Déposée la semaine précédente, une motion de censure est discutée le 21 mai par l’Assemblée nationale, qui ne l’adopte pas. À une ou deux exceptions près, la majorité est restée disciplinée, mais elle est traversée de courants d’inquiétude. Revenu de Roumanie, où il s’était rendu après le retour du Premier ministre, le général de Gaulle annonce le 24 mai, dans une allocution télévisée, qu’un référendum aura lieu en juin sur le principe de la « participation ». Ce discours n’a pas d’effet sensible. Deux jours plus tard, sous les auspices du Premier ministre, un accord comportant d’importantes majorations de salaires est conclu entre le patronat et les syndicats. Il faudra cependant encore trois semaines pour que les grèves cessent complètement.

L’opposition de gauche croit son moment venu. François Mitterrand annonce le 28 mai sa candidature à la présidence de la République , et prononce pour les fonctions de Premier ministre le nom de Pierre Mendès France, qui vient d’assister au stade Charléty à une manifestation d’étudiants. Ses propos donnent l’impression que la gauche songe à profiter des événements pour faire une sorte de coup d’État. Le 29 mai, un voyage du général de Gaulle (parti en Allemagne prendre contact avec le commandement des troupes françaises qui y sont stationnées) donne naissance à de nombreuses rumeurs sur la démission imminente du chef de l’État. Revenu à Paris le 30 mai, de Gaulle prononce à la radio un discours de quelques minutes qui renverse la situation : il demeure à son poste, il maintient au sien le Premier ministre, il remanie le gouvernement, il ajourne le référendum, il dissout l’Assemblée nationale. Le même jour, une manifestation préparée depuis deux jours par les gaullistes réunit aux Champs-Élysées un nombre immense de Parisiens, peut-être un million : l’opinion a été exaspérée par la multiplication des violences et par le caractère qu’a pris l’occupation des bâtiments universitaires.

Des élections de juin 1968 au référendum d’avril 1969

La gauche – qui avait elle-même préconisé quelques jours plus tôt la dissolution – aborde la campagne électorale dans les plus mauvaises conditions. Elle se trouve désunie : le P.C. et le P.S.U. se sont violemment opposés depuis le début de mai à cause du soutien apporté par le second aux ultra-gauchistes, que combattent les communistes. La F.G .D.S. a été complètement dépassée par des événements qu’elle a été incapable d’interpréter et qu’elle a maladroitement essayé d’exploiter. François Mitterrand paie d’une profonde impopularité les propos qu’il a tenus lorsqu’il croyait prochaine la démission du général de Gaulle. Au contraire, la majorité est demeurée unie, elle s’est même un peu élargie, car plusieurs députés centristes n’ont pas voté la censure. L’opinion veut le retour à l’ordre.

Les élections sont un grand succès pour les candidats que les gaullistes présentent sous l’étiquette de l’Union pour la défense de la République (pour bénéficier du sigle U.D.R., l’Union des démocrates pour la Ve République – ex-U.N.R.-U.D.T. – prendra ensuite le titre d’Union des démocrates pour la République ) : il y a 200 000 abstentions de plus qu’en 1967 (environ 20%). L’U.D.R. gagne près de 1 650 000 suffrages, et obtient 46% des suffrages exprimés au premier tour. Le Centre démocrate et les modérés perdent près de 1 200 000 voix, ce qui les ramène à 12,2% des suffrages. La Fédération perd 420 000 voix, et se retrouve à 17,1%. Le P.C. perd près de 600 000 voix, et tombe à 20%. Le P.S.U. gagne 370 000 voix, ce qui lui vaut 3,9% des suffrages exprimés : il a présenté presque trois fois plus de candidats qu’en 1967. L’extrême droite et ceux qui n’ont pas d’étiquette ont 50 000 voix de moins que quinze mois plus tôt : ils représentent 0,6% des suffrages. Sur 154 sièges pourvus le 23 juin, 144 vont aux candidats de l’Union de défense de la République , 4 à des centristes qu’elle a soutenus, 6 à des communistes.

Après le second tour, la métropole est représentée par 33 communistes, par 57 fédérés, par 31 centristes et par 349 partisans du gouvernement, dont une cinquantaine de républicains indépendants. Sauf trois ou quatre, les élus d’outre-mer renforcent encore la majorité à laquelle, à vrai dire, les conditions dans lesquelles elle a été élue confèrent à certains égards un caractère conservateur, voire réactionnaire.

 

Le général de Gaulle a été profondément affecté par les événements de mai. Ceux-ci ont renforcé sa conviction qu’une réforme des rapports sociaux, celle qu’il qualifie de « participation », est indispensable. Peut-être ressent-il la part que le Premier ministre a eue dans la victoire électorale de juin. À la surprise des milieux politiques, lorsque Georges Pompidou lui présente sa démission, il le remplace par Maurice Couve de Murville.

 

Le nouveau gouvernement fait face avec succès aux difficultés économiques suscitées par les sorties de capitaux dues à la crise de mai et par le risque de hausse des prix inhérent aux augmentations de salaires. Il annonce, par la voix du nouveau ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, une réforme universitaire fondée sur la participation des étudiants et des enseignants à la gestion d’établissements dotés d’une large autonomie. Votée par le Parlement en octobre 1968, cette réforme, en dépit de ses difficultés d’application, permet à l’année universitaire de se dérouler dans des conditions à peu près satisfaisantes. Mais l’agitation qui se manifeste dans beaucoup de lycées entretient un malaise.

Le président de la République décide dès le mois de juillet qu’un référendum aura lieu en vue de la création de régions et de la réforme du Sénat, qu’il compte fusionner avec le Conseil économique. Pourquoi ce recours au suffrage universel alors qu’une majorité sans précédent existe à l’Assemblée nationale ? Parce que le général de Gaulle, après les événements de mai et les élections de juin, veut savoir si c’est toujours sur lui que le peuple français compte pour exercer le pouvoir suprême.

Le référendum est fixé au 27 avril 1969. Publié en mars, le projet soumis aux électeurs apparaît d’une redoutable complexité. Tous les notables dont il met en cause le rôle dans les affaires locales, départementales et nationales se mobilisent contre lui, renforcés par quelques membres de la majorité groupés autour de Giscard d’Estaing.

En octobre 1968, le Sénat, à qui Gaston Monnerville n’a pas demandé de renouveler son mandat, a élu comme président Alain Poher, membre du Centre démocrate, qui, depuis dix ans, consacre l’essentiel de son activité aux assemblées européennes. La prise de position en faveur du vote « non » de cet homme peu connu, de vocabulaire modéré, exerce sans doute sur les électeurs plus d’effet que n’en aurait eu celle de son prédécesseur.

Les sondages d’opinion, après avoir montré qu’il y a beaucoup d’indécis, font bientôt prévoir que le référendum sera négatif. Un dernier discours télévisé, par lequel le général de Gaulle confirme qu’il se retirera si le peuple n’adopte pas le projet qu’il lui soumet, ne suffit pas à renverser le courant. Le 27 avril 1969, le suffrage universel repousse, par 11 940 000 « non » contre un peu plus de 10 500 000 « oui », le texte de la loi référendaire. Le 28 avril, à midi, le général de Gaulle quitte ses fonctions de président de la République , dont Alain Poher assure dès lors l’exercice provisoire. L’élection présidentielle est fixée aux 1er et 15 juin.

L’élection de Georges Pompidou

Au moment où il s’était séparé de lui en juillet, le général de Gaulle avait adressé à Georges Pompidou une lettre dont les termes indiquaient clairement qu’il voyait en lui son futur successeur à l’Élysée. En janvier, l’ancien Premier ministre avait dit publiquement qu’il envisageait d’être un jour candidat à la présidence de la République. Rien d’étonnant à ce qu’après le 28 avril il soit le premier à annoncer qu’il se présente aux suffrages des Français.

La gauche se divise. Le nouveau Parti socialiste issu de la F.G .D.S., au cours d’un congrès auquel ne participent ni la Convention ni le Parti radical, ratifie la candidature de Gaston Defferre, ce qui rend inévitable une candidature du P.C. : ce sera celle de Jacques Duclos. Le P.S.U. présente son secrétaire général Michel Rocard, les ultra-gauchistes le trotskiste Alain Krivine. Il n’y a qu’un candidat apolitique, Louis Ducatel.

La plupart des parlementaires centristes, les radicaux et certains socialistes poussent le président du Sénat à se présenter, encore qu’il ait dit, avant le 27 avril, qu’une candidature lui paraissait incompatible avec l’exercice provisoire des fonctions du président de la République. Des sondages d’opinion le donnent gagnant au second tour. Bien que Jacques Duhamel, président du groupe P.D.M. à l’Assemblée, Joseph Fontanet, ancien secrétaire général du M.R.P., et René Pleven, ancien président du Conseil, le lui déconseillent, Alain Poher accepte d’être candidat.

Moins suivie qu’en 1965, la campagne télévisée a pour effet de rétablir les forces respectives habituelles des diverses tendances politiques. Alain Poher n’a pas la même maîtrise de la télévision que Georges Pompidou ; mais, surtout, les électeurs de gauche et d’extrême gauche, qui, selon les sondages, avaient initialement songé à voter pour lui, découvrent en l’entendant qu’il n’est pas des leurs. Jacques Duclos fait une campagne très efficace. Malgré l’aide que lui apporte Pierre Mendès France, Gaston Defferre ne parvient pas à s’imposer : dans plusieurs départements, les militants socialistes font ouvertement campagne pour Poher.

Le premier tour de scrutin donne à Georges Pompidou une avance décisive : il a en métropole 9 763 000 voix (43,9% des suffrages), contre 5 202 000 (23,4%) à Alain Poher, 4 781 000 (21,5%) à Jacques Duclos, 1 128 000 (5%) à Gaston Defferre, 814 000 (3,6%) à Michel Rocard, 284 000 (1,2%) à Louis Ducatel et 236 000 (1%) à Alain Krivine.

Ne pouvant affronter le second tour, le P.C. demande à ses électeurs de s’abstenir ou de voter blanc ; le Parti socialiste invite les siens à voter Poher. Le 15 juin, Georges Pompidou est élu président de la République par 11 064 371 voix (58,21%) contre 7 943 118 (41,79%) à Alain Poher. L’écart qui les sépare est inférieur à l’accroissement du nombre des abstentions et des votes blancs ou nuls. Mais nul ne doute que si le P.C. avait fait voter pour Poher, beaucoup de ses électeurs du premier tour auraient abandonné celui-ci pour Pompidou.

Le nouveau président de la République prend ses fonctions le 21 juin. Il nomme Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, qui préside l’Assemblée nationale depuis 1958. Edgar Faure ne fait pas partie du nouveau gouvernement, mais René Pleven, Jacques Duhamel, Joseph Fontanet et Giscard d’Estaing en sont membres, ainsi que Michel Debré. La majorité s’élargit en incorporant une fraction du centrisme, au moment même où se confirment les divisions de la gauche non communiste : ni la Convention de François Mitterrand, ni le Parti radical n’entrent dans le nouveau Parti socialiste, définitivement constitué en juillet, mais dont on aperçoit mal en quoi il diffère de l’ancienne S.F.I.O.

La Ve République continue après la retraite de celui qui l’a fondée et qui l’a dirigée pendant près de onze ans. Cependant, tout donne à penser que l’équilibre entre les pouvoirs ne sera plus le même que lorsque Charles de Gaulle était à la tête de l’État.

Dans la transformation de la vie politique française, des facteurs circonstanciels ont joué, c’est l’évidence : la personnalité du général de Gaulle, le problème algérien. Mais, à eux seuls, ils n’expliquent pas tout. Il est probable, comme le prévoyaient en 1958 beaucoup d’hommes politiques, que, si ces facteurs avaient été seuls à agir, la Ve République, après l’indépendance de l’Algérie, aurait bientôt évolué dans le sens d’un retour au régime qui l’avait précédée. Selon l’expression de Léo Hamon, le succès du gaullisme n’était sans doute pas « nécessaire » : il n’est pas pour autant « accidentel », mais bien « significatif ».

Significatif de quoi ? Essentiellement du fait que, dans une société bien différente de celle dans laquelle s’était épanoui le système de souveraineté parlementaire, et où les problèmes que l’État doit résoudre sont tout autres que jadis, le comportement des citoyens, élément fondamental du fonctionnement de la République , n’est pas resté le même qu’autrefois.

Une société rénovée

La société française du dernier tiers du XXe siècle est une autre société que celle de la période 1900-1950. À une longue phase de stagnation démographique a succédé, depuis 1945, une phase d’expansion. En moins de vingt-cinq ans, la population française s’est accrue d’un quart. Le pays, dont le géographe Pierre George pouvait encore écrire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’un habitant sur deux y était « un homme de la terre », compte en 1968 moins d’un agriculteur sur six personnes actives (14,9%). De 1954 à 1968, la proportion des Français qui vivent dans une agglomération (ce qui ne veut pas dire nécessairement dans une commune) de plus de 100 000 personnes est passée de 26,2 à 41,2%. La population rurale, encore de 48% en 1936, de 46,8% en 1946, est tombée à 33,8% en 1968. Le taux d’accroissement le plus élevé parmi les catégories socioprofessionnelles n’est pas celui des ouvriers (de 36,6 à 37,7% entre 1962 et 1968), mais celui des cadres et employés (de 24,3 à 29,5% dans la même période), ce qui n’évoque pas l’image d’une société en voie de prolétarisation. À l’élection présidentielle de 1969, le 15 juin, les sondages d’opinion indiquent que moins de 40% des électeurs ouvriers ont suivi la consigne d’abstention du P.C., le surplus se partageant presque exactement par moitié entre Georges Pompidou et Alain Poher, avec un léger avantage pour ce dernier : la classe ouvrière est donc bien loin d’être entièrement acquise à une idéologie révolutionnaire, et toutes les autres catégories sociales ont donné la majorité à Pompidou. Il n’est pas moins important de constater les progrès réalisés par ce dernier ainsi que par les candidats U.D.R. en juin 1968, dans les départements du midi de la France , jusque-là bastions de la conception traditionnelle de la République. Il semble que la transformation des structures de la société s’accompagne d’une homogénéisation de ses réflexes politiques : la gauche progresse dans les zones en expansion des régions de tradition conservatrice, elle recule dans celles des régions de tradition avancée.

Nouveaux rapports entre les citoyens et l’État

Les moyens d’information politique de la masse de la population se sont transformés. Avant 1914, et dans une large mesure encore entre les deux guerres, ils reposaient essentiellement sur une pyramide de relations personnelles : l’électeur paysan s’informait auprès de son maire, qui connaissait le conseiller général. Celui-ci était en relation avec le député ou le sénateur, qui rencontrait le ministre. Il y avait là une des causes de la stabilité habituelle des résultats électoraux, qui subsiste au niveau de la politique locale, mais qui s’est beaucoup atténuée à celui des consultations nationales. C’est que ce système d’information a été démantelé par l’urbanisation. Les progrès techniques lui ont substitué, par le moyen de la presse hebdomadaire illustrée, des journaux professionnels et surtout de la radiodiffusion, et, depuis 1958, de la télévision, un mécanisme d’information instantanée et directe. Telle est sans doute la cause essentielle de la tendance à la personnalisation du pouvoir qu’on constate en France comme dans les autres États occidentaux. L’instabilité ministérielle de la IVe République allait en sens inverse de cette tendance, qui s’était cependant déjà manifestée à l’égard d’Antoine Pinay, puis de Pierre Mendès France.

La politique, un art à inventer

Peu avant 1914, Robert de Jouvenel avait pu affirmer : « La France est une terre heureuse, où le sol est généreux, où l’artisan est ingénieux, où la fortune est morcelée : la politique y est le goût des individus, elle n’est pas la condition de leur vie. » Ce n’est plus vrai : les Français savent aujourd’hui que la politique est devenue la condition de leur vie. Non seulement la politique extérieure, qui, autrefois déjà, pouvait les obliger à prendre les armes, mais, chaque jour, la politique économique, la politique sociale, la politique financière. Le rôle de l’État est totalement différent de ce qu’il était autrefois. On exige de lui qu’il établisse les conditions d’une expansion économique permettant l’amélioration régulière du niveau de vie de toutes les catégories de citoyens : le succès du mot d’ordre de la « parité » parmi les agriculteurs est à cet égard significatif. Les milieux spécialement défavorisés en faveur desquels on s’attend que l’État prenne des mesures particulières s’élargissent sans cesse : après les vieillards, ce sont aujourd’hui les handicapés physiques et les enfants inadaptés. Pour remplir avec efficacité des tâches de cet ordre, l’État ne peut se passer d’une direction capable de rigueur, de cohérence et de continuité. Telle est la raison essentielle pour laquelle n’est plus acceptable le régime de souveraineté parlementaire de la République traditionnelle, dont Anatole France avait dit qu’il lui pardonnait de gouverner mal, parce qu’elle gouvernait peu.

Le système des rapports entre les pouvoirs établi en 1958 et mis en œuvre depuis cette date a en somme pour mérite essentiel la continuité avec laquelle il a permis de gouverner la France , sans qu’aucune atteinte ait été portée aux libertés individuelles. Telle est sans doute la raison pour laquelle, dans quatre élections législatives, deux élections présidentielles et quatre référendums sur cinq, la majorité des électeurs n’a pas suivi le mot d’ordre des partis qui récusaient ce système. Le mécanisme dont il s’agit n’est sans doute pas parfait : on peut penser que, depuis qu’une majorité homogène s’est constituée à l’Assemblée nationale, en 1962, la révérence éprouvée par ses membres pour la personne du chef de l’État, jointe au tempérament personnel de celui-ci, n’a pas permis au contrôle parlementaire de l’action gouvernementale de s’exercer autant qu’il eût été souhaitable, ce qui a privé le pouvoir d’un élément utile de stimulation, d’information et de correction. Tout donne à penser que certains assouplissements peuvent intervenir à cet égard, sans que pour autant soient menacés les principes fondamentaux de la structure des institutions.

 

Le système français des partis, autrefois caractérisé par la multiplicité, donc par la faiblesse des formations politiques, et par la variété des combinaisons auxquelles elles pouvaient se prêter, est-il en train d’évoluer, sinon vers le bipartisme au sens propre, au moins vers une bipolarisation bien caractérisée ? Deux coalitions, l’une spécialement préoccupée de l’ordre et attentive au point de vue des chefs d’entreprise, l’autre plus soucieuse de la justice et sensible aux intérêts des salariés, pourront-elles se constituer, puis alterner au pouvoir, sans mettre en cause le régime, s’il est vrai, selon le mot de Jacques Chaban-Delmas en juin 1969, que « la guerre des Républiques est terminée » ? Les choses ne sont pas aussi simples. L’existence du P.C. et les particularités de sa doctrine comme de son action constituent un obstacle à la polarisation de la gauche. Il restera vraisemblablement longtemps une droite, parfois camouflée en centre, irréconciliable avec les héritiers du gaullisme.

Il est probable qu’on assistera plutôt à une évolution vers un système de parti dominant, ou peut-être plus exactement de coalition dominante. Celle-ci jouerait en somme, mais dans la stabilité de l’action gouvernementale, un rôle analogue à celui des alliances entre centre gauche et centre droit, constamment défaites mais chaque fois reconstituées, dont Maurice Duverger a montré qu’elles gouvernent habituellement la France. Encore faudra-t-il, pour que ce système puisse durer, que les titulaires du pouvoir et les chefs de la majorité soient toujours attentifs à l’enseignement que comporteront pour eux les critiques des minorités opposantes : sans nécessairement participer au pouvoir, celles-ci joueront ainsi le rôle qui leur revient dans la vie politique de la République.

 

Auteur : François GOGUEL

Un peuple aussi anciennement épris de ses libertés que le peuple français ne peut être durablement gouverné que selon ses aspirations profondes. La vie politique en France est donc dominée par les tendances fondamentales de l’esprit français. Et celles-ci, au XXe siècle, et plus spécialement au cours des vingt-cinq années étudiées ici, peuvent se résumer en deux mots : conservatisme et nationalisme.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces deux termes : ils ne revêtent point ici leur signification politique traditionnelle, et leur contenu est essentiellement sociologique ; ils caractérisent une mentalité plutôt qu’un comportement électoral. Certes, il est vrai qu’hormis deux courtes périodes la France des années 1945- 1970 a été gouvernée par la droite et le centre droit, conservateurs et nationalistes par tradition et comme par définition. Mais la constatation de cet état de choses ne suffit pas à rendre compte de la mentalité profonde du peuple français. Plus intéressant à cet égard est le fait que les partis de gauche eux-mêmes, quelle que soit leur attitude idéologique, ont dû tenir compte de ces orientations. Qu’on lise attentivement les proclamations du Parti communiste : la nécessité de défendre contre l’emprise des trusts et des monopoles les « petits », les faibles, tous ceux qui sont menacés par l’évolution des structures y est affirmée en des termes que ne désavoueraient pas les poujadistes ; et il y est beaucoup moins question d’internationalisme prolétarien que de l’indispensable réaction du peuple de France contre l’hégémonie américaine et les entreprises de l’Allemagne revancharde ; la qualité principale de Maurice Thorez, de Jacques Duclos et des autres dirigeants du parti, c’est d’être des patriotes. Quant au Parti socialiste S.F.I.O., héritier d’une large fraction de l’ancienne clientèle radicale et qui recrute surtout dans les milieux de petits fonctionnaires épris de « sécurité », il se garde à juste titre de mettre l’accent sur les réformes de structures ; mais lorsqu’il accède au pouvoir, comme en 1956, c’est pour brandir bien haut le drapeau tricolore, à Alger, à Suez… Il serait profondément injuste de faire grief de cette attitude aux dirigeants de ces partis : s’ils l’ont adoptée, c’est qu’elle répondait en fait aux vœux de l’immense majorité du pays, d’un pays conservateur et nationaliste.    Le conservatisme et le nationalisme ne sont d’ailleurs point des traits spécifiques à l’esprit français. Chez tous les peuples, on observe à la fois une certaine résistance au changement et une volonté de vivre en tant que nation. Mais ce qui caractérise la situation en France, c’est, d’une part, l’intensité du sentiment conservateur dans toutes les classes de la société, d’autre part la diversité des options ouvertes au nationalisme, et enfin l’incompatibilité entre le conservatisme et l’option nationaliste finalement retenue par les gouvernements.

L’intensité du sentiment conservateur est un phénomène qui a beaucoup frappé les observateurs étrangers. Au cours des années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, la France avait été par excellence le pays du malthusianisme démographique et économique. En 1940, elle faillit payer de son existence les conséquences de cette politique, contre laquelle les mouvements issus de la Résistance semblèrent vouloir réagir vivement. Mais leur réaction fut de courte durée en raison des habitudes du corps électoral. Dès 1948, les leaders de la IIIe  République réapparurent sur le devant de la scène politique, et avec eux non seulement la coutume constitutionnelle du régime défunt, mais aussi l’esprit conservateur qui l’avait caractérisé.
Cette résistance au changement, cette volonté ancrée de demeurer en l’état et de refuser l’évolution se manifestent en tous domaines et dans toutes les couches sociales : dans la paysannerie, naturellement, où l’on s’accroche désespérément aux petites exploitations non rentables, mais bien plus encore dans les classes moyennes, où l’on cultive avec amour les valeurs traditionnelles, les « valeurs sûres » : l’or, le diplôme, la culture classique, la foi dans la libre entreprise et en même temps dans le rôle éminent de l’État. La France reste le pays de l’Université napoléonienne. Elle est, avec la Belgique – identité des structures mentales -, le dernier bastion européen de la médecine libérale et celui des pays développés où le nombre des points de vente par habitant est le plus élevé. Même dans le monde ouvrier, l’esprit n’est pas fondamentalement différent : face à un syndicalisme paysan et à des organisations professionnelles de commerçants et d’artisans qui ne sont pas moins divisées que lui, mais qui du moins agissent – et agissent le plus souvent dans le sens conservateur -, le syndicalisme ouvrier, qui, en d’autres pays, est une force dynamique, harcelant le patronat et l’obligeant à une fuite en avant, apparaît en France singulièrement léthargique. Il est classique d’expliquer cette atonie par la division idéologique des centrales syndicales. Vraie en ce qui concerne les partis de gauche, cette explication est insuffisante concernant les syndicats. L’idéologie est l’affaire des états-majors ; si une poussée suffisante venait de la base, elle aurait tôt fait de contraindre les dirigeants à faire taire leurs querelles d’écoles. Mais cette poussée ne peut s’exercer en raison de l’insuffisance du recrutement. L’ouvrier français, encore souvent issu de familles rurales, reste fidèle à une mentalité individualiste, et rebelle à toutes les formes d’embrigadement que suscite le monde moderne ; lui aussi, à sa façon, reste traditionaliste, sinon dans ses aspirations, du moins dans sa mentalité et dans son comportement.

Autant que conservateur, le peuple français est nationaliste. Du bombardement de Haiphong à l’arraisonnement de l’avion de Ben Bella en passant par la destitution de Mohammed V, il n’est guère d’aventure quelque peu cocardière où l’on ait engagé le pays malgré lui sans que ses promoteurs n’aient bénéficié aussitôt du plus large appui dans la presse et dans l’opinion. Avec les livres d’histoire qui relatent les splendeurs d’antan, les livres de guerre sont parmi ceux qui se vendent le mieux. Et la IVe  République, qui avait su résister à toutes les crises sociales et monétaires, est morte pour n’avoir pas su maintenir assez haut le drapeau tricolore.

Dans l’attente du retour de Mohammed V

 

Mais ce qui caractérise ce nationalisme français, c’est la diversité des politiques par lesquelles il peut s’exprimer. Habitués par quatre siècles d’histoire à voir leur pays se classer parmi les premières puissances mondiales, les Français de notre époque ne se résignent pas à la voir glisser au second plan. Au lendemain de la dernière guerre mondiale, tel était pourtant le danger. Impressionnés par l’ascension récente des deux États géants, les États-Unis et l’U.R.S.S., et par l’effondrement brutal de l’Allemagne et du Japon, nations de dimensions moyennes, ils pensèrent que, dans le monde qui naissait, la superficie du territoire et le chiffre de la population fixeraient la place de chaque État dans le concert des nations. Aussi se raccrochèrent-ils désespérément à leur empire comme un moyen unique d’agrandir l’un et l’autre. Mais, ruinés par la Seconde Guerre mondiale et par leur politique malthusienne, et mal gouvernés dans cette lutte à contre-courant du sens de l’histoire, ils n’eurent finalement ni assez de force pour mater leurs colonies révoltées ni assez de générosité pour se les attacher.

C’est de Gaulle qui leur révélera que la possession de colonies n’était qu’une des formes qu’avait revêtues la grandeur française et que, l’empire perdu, celle-ci restait possible pourvu qu’on en prenne les moyens. À un nationalisme d’héritier succédait un nationalisme conquérant.
Mais, fondé notamment sur l’exportation des capitaux et des techniques, ce nationalisme conquérant supposait une mutation des structures de la société française. Alors que la défense de l’empire avait paru s’accommoder des archaïsmes structurels, la conquête de nouvelles positions dans le monde supposait une transformation radicale de l’économie et du comportement même des citoyens. Les deux caractères fondamentaux de l’esprit français, le nationalisme et le conservatisme, qui se conciliaient encore plus ou moins bien sous la IVe  République, s’opposeront ouvertement sous la Ve.

Régime gestionnaire, soucieux de satisfaire les aspirations du peuple sans se trop préoccuper des contradictions qui pouvaient exister entre elles, la IVe République pratiqua à la fois une politique conservatrice et une politique nationaliste. Certes, il y avait, ainsi qu’on le verra plus loin, une incompatibilité entre ces deux politiques. Mais celle-ci n’était pas évidente à l’époque. En effet, alors que sous la Ve République la politique gouvernementale sera une et indivisible et que le dynamisme économique deviendra un des aspects et un des instruments du nationalisme, au contraire, sous la IVe il n’existait pas, au regard des gouvernants, de liens nécessaires entre la politique économique et la politique extérieure et coloniale. Un certain immobilisme dans le domaine économique pouvait donc passer pour compatible avec un nationalisme tout entier tourné vers le maintien de positions existantes et qui s’exprimait essentiellement sur le plan militaire. Ce n’est qu’avec le recul du temps que leur incompatibilité apparaît clairement.

Un régime conservateur

Le conservatisme de la IVe République, dans le domaine économique et social, ne devait d’ailleurs pas revêtir la forme malthusienne qu’il avait connue sous la IIIe. La nécessité de relever les ruines de la guerre d’abord, puis l’essor démographique et enfin l’entraînement d’une conjoncture internationale favorable, tout, au contraire, servait l’expansion. Il n’est pas jusqu’à l’incapacité des gouvernants à enrayer l’inflation qui n’ait, sur le moment, encouragé l’essor de la production. Sur le plan quantitatif, la politique économique de la IVe République connut d’honorables résultats : dès 1950, la production industrielle, tombée en 1944 à 44% de ce qu’elle était en 1938, avait retrouvé son niveau de 1929 et dépassé de 23% celui de 1938 ; le capital circulant était reconstitué et le capital productif plus élevé qu’avant la guerre. De 1950 à 1957, le produit national brut devait s’accroître encore de 40%, au taux moyen de 5% par an, enregistrant ainsi une progression qui, pour être inférieure à celle de l’Allemagne fédérale (7,4%), n’en était pas moins supérieure à celle de la Grande-Bretagne (2,4%) et des États-Unis (3,3%).

Mais la croissance de la production ne s’était pas accompagnée d’une mutation des structures. Au contraire, l’inflation larvée et le haut niveau de la demande qui en découlait avaient favorisé la survie des entreprises marginales et le développement des formes parasitaires de distribution. Avec un niveau de vie plus élevé, la France de 1958 restait étonnamment semblable à celle de 1938. Aucune des grandes mutations structurelles envisagées pendant la Résistance ne s’était réalisée ; l’expérience des nationalisations elle-même avait échoué dans de nombreux domaines. Le pouvoir d’achat de l’ouvrier augmentait moins que celui des autres catégories sociales et – relent de malthusianisme – celui des familles nombreuses s’accroissait deux fois moins vite que celui des familles sans enfants. L’archaïsme des structures détournait de la production effective une importante fraction de la population active, maintenant le taux d’expansion à un niveau relativement modeste. Et, surtout, il alourdissait les coûts, créant de graves difficultés à notre commerce extérieur.

Au sein des administrations publiques et, notamment, des grands ministères économiques, on avait clairement conscience de cette inadaptation. La plupart des idées de réformes qui seront mises en œuvre sous la Ve République étaient énoncées dès cette époque dans les cours de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’École nationale d’administration. Mais leurs auteurs, conseillers écoutés des ministres sur les problèmes de conjoncture, perdaient toute influence sur les problèmes de structures. Quant aux jeunes gens formés à leur école, leur ambition suscitait, dans les milieux les plus divers et au sein même des bureaux, plus de méfiance que de sympathie.

Les catégories sociales qui eussent été les plus menacées par le progrès avaient suffisamment de poids auprès des gouvernements successifs pour se faire de l’État un allié dans leur refus de changement. Par le maintien d’une importante partie de la réglementation malthusienne de l’entre-deux-guerres (cf. le rapport Rueff-Armand de 1958), par une politique de subventions directes ou indirectes et d’allégements fiscaux, les pouvoirs publics s’efforçaient de maintenir en survie un secteur primaire inadapté, d’innombrables entreprises marginales et un secteur tertiaire largement parasitaire. Instituée dans l’industrie en 1954, la T.V .A., formule fiscale moderne qui encourage l’investissement, ne put être étendue ni à l’agriculture ni au commerce, cependant que des mesures d’aggravation de la patente entravaient le développement des formes modernes de distribution. Les gouvernants furent d’ailleurs mal récompensés de leur pusillanimité, qui n’aboutit, en fin de compte, qu’à encourager le développement du poujadisme.

On peut certes, dans une première analyse, imputer la responsabilité de cette politique conservatrice à l’instabilité gouvernementale qui caractérisait la IVe République sur le plan institutionnel : il est bien évident qu’un ministère qui avait, à son investiture, une espérance de vie de sept mois, n’avait guère intérêt à se lancer dans une entreprise de rénovation qui ne porterait ses fruits que plusieurs années plus tard. Mais s’en tenir à cette explication serait méconnaître le fait que, pour un homme politique, il y a toujours quelque gloire à avoir été à l’origine d’une réaction novatrice et à laisser des traces de son passage au pouvoir.

La raison véritable de l’immobilisme sous la IVe République tient au comportement du corps électoral et, notamment, à la place faite par celui-ci, au sein des instances parlementaires, aux formations politiques d’extrême droite et d’extrême gauche avec lesquelles il n’était pas possible aux autres partis de s’entendre en raison de leur hostilité au régime. Malgré toutes les manipulations du scrutin (loi de 1951 sur les apparentements, invalidation des députés poujadistes en 1956), l’importance de cette opposition institutionnelle était telle que le soutien de tous les partis qui acceptaient le régime était indispensable à la survie des gouvernements. Or, ces partis, dont la coalition était nécessaire, représentaient les intérêts les plus opposés des diverses couches sociales. Comme toute réforme des structures impliquait d’inévitables sacrifices de la part de certaines catégories socioprofessionnelles, mais qu’aucune de celles-ci n’était disposée à les accepter unilatéralement, comme d’autre part il n’était pas possible de les leur imposer sans s’aliéner leurs représentants et compromettre ainsi le régime, le maintien du statu quo en matière économique et sociale prenait la valeur d’un dogme politique, informulé et néanmoins intangible.

Un régime nationaliste

Le nationalisme de la IVe République fut à l’image de son conservatisme : lui aussi finalement tendait à la conservation d’un état de choses existant, lui aussi s’analyse en un refus de se plier à l’évolution inéluctable du monde moderne.

Un nationalisme d’héritier

C’est naturellement en matière de politique coloniale que ce nationalisme se manifesta avec le plus d’éclat, parce que c’était là le secteur le plus menacé : en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, les douze années que vécut la IVe République furent douze années de guerre.

De prime abord, le syndicat des forces conservatrices qui gouvernait alors la France semblait tout à fait apte à diriger cette guerre de conservation. Mais l’expérience devait démontrer le contraire. En effet, de même que, pour se surveiller et éventuellement se paralyser réciproquement, les divers partis s’étaient partagé les portefeuilles en matière économique, de même les responsabilités de la conduite de la guerre avaient été réparties entre plusieurs ministères et secrétariats d’État (ministères de la Défense nationale, des États associés ou de l’Algérie, secrétariats d’État à la Guerre , à la Marine et à l’Aviation), dont les titulaires appartenaient chacun à des partis différents. Or, si ces divers partis étaient à peu près tous d’accord, au début de chaque conflit, pour s’engager dans la voie militaire, ils cessaient vite de l’être lorsqu’il s’agissait d’en sortir ; les uns prônaient l’anéantissement de la rébellion, les autres la négociation sur des bases raisonnables. Comme la stratégie à appliquer est différente selon le but qu’on poursuit, le désaccord politique entre les responsables aboutissait à une paralysie du pouvoir de décision, qui laissait constamment l’initiative des opérations au commandement ennemi. Au cours des derniers mois de la IVe République, on vit même les différents ministres responsables de la conduite des affaires algériennes chercher isolément à faire prévaloir leurs divers points de vue sur le terrain, incitant ainsi les militaires à choisir la politique qui leur convenait et bientôt les gouvernants qui leur plaisaient.

Le paradoxe de la construction européenne

Il peut paraître paradoxal que le régime qui s’adonnait outre-mer à un nationalisme aussi belliqueux ait entrepris d’intégrer la métropole elle-même dans un ensemble européen. Le paradoxe, toutefois, n’est qu’apparent.

La création de l’Europe des Six trouve son origine dans la constatation que, face au dynamisme structurel de l’Allemagne, la France , figée dans son conservatisme, ne pouvait que recommencer l’expérience qui l’avait conduite à son écrasement de 1940, à moins qu’elle ne parvienne à contrôler effectivement la reconstruction industrielle du voisin d’outre-Rhin. Les tentatives de décartellisation étant apparues comme chimériques, la seule voie raisonnable consistait à faire accepter par l’Allemagne de placer ses industries sidérurgiques, de loin les plus importantes en Europe, sous un commun contrôle. Mais, il était nécessaire, pour obtenir l’accord de Bonn, que la France fît elle-même des concessions analogues. Ainsi naquit la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.).

Plus tard, lorsque Washington et Londres voulurent imposer la reconstitution de l’armée allemande, on pensa rééditer la même opération. Mais le projet de Communauté européenne de défense qui, privant la France de son armée, aliénait son indépendance au profit de sa sécurité, se heurta à une opposition farouche de la partie la plus nationaliste de l’opinion – sans distinction de partis d’ailleurs – et fut repoussé par l’Assemblée.

Par la suite, une conjonction d’intérêts matériels et politiques devait amener une relance de l’idée européenne : certains industriels souhaitaient élargir leur marché, sans toujours mesurer les mutations de structures qui risquaient de découler de leur confrontation avec les firmes allemandes et italiennes ; les chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates qui dominaient la vie politique de l’ensemble des pays concernés par le Marché commun espéraient renforcer leur influence nationale en prenant les leviers de commande de la petite Europe… Malgré ces facteurs favorables, il s’en fallut de beaucoup que les institutions mises en place dans le cadre de la Communauté économique européenne et de l’Euratom fussent dotées d’une supranationalité comparable à celle de la C.E .C.A. ; et le nationalisme français s’opposa à ce que le moindre rôle fût laissé à l’Euratom en matière militaire.

D’ailleurs, dans l’esprit de beaucoup de ses partisans et de ses promoteurs, la volonté européenne ne traduisait aucune renonciation aux sentiments nationalistes, mais simplement leur transfert au profit d’un super-État européen, seul capable de faire pièce aux hégémonies russe et américaine. Il est remarquable à ce point de vue qu’à sa naissance l’idée européenne ait pu compter Michel Debré parmi ses plus ardents partisans et que, par la suite, le général de Gaulle lui-même se soit fait en diverses circonstances le champion de la construction européenne.

Les velléités d’autonomie

Chez les dirigeants de la IVe République eux-mêmes, le souci d’échapper à l’hégémonie américaine est d’ailleurs beaucoup plus vif qu’on ne le croit généralement. S’il est vrai qu’au cours de la période 1948-1952 les promesses de l’aide Marshall et la grande peur provoquée par le coup de Prague de février 1948 ont amené les gouvernements français à se jeter à corps perdu dans toutes les formes d’intégration militaire proposées par Washington, il leur apparut bien vite, lorsque les crédits Marshall se tarirent et que la menace russe s’estompa, que l’Amérique demandait trop. À partir de ce moment, la participation de la France à la défense atlantique se ralentit : deux seulement des douze divisions promises à l’O.T.A.N. en 1953 seront mises sur pied ; et, peu à peu, la France songera à reprendre son autonomie en matière de défense en se dotant elle-même d’un arsenal nucléaire : dès juillet 1952, le gouvernement avait indiqué qu’il entendait réserver à la France toute liberté de construire des matériels de ce type ; et lorsque les études préparatoires furent terminées, Pierre Mendès France décida secrètement, en décembre 1954, de lancer le premier programme français de recherches nucléaires à des fins militaires.

La tension entre la France et les États-Unis, suscitée d’abord par la volonté américaine de prendre pied en Indochine, entretenue aussi par l’attitude hostile de John Foster-Dulles lors de l’affaire de Suez, aggravée par les votes américains à l’O.N.U. sur les problèmes maghrébins, se traduira en France par une certaine méfiance à l’égard de l’O.T.A.N. et conduira en 1957 au refus d’intégrer la défense aérienne nationale au système de protection atlantique.

Mais – et c’est ici qu’apparaît la contradiction entre le conservatisme et le nationalisme français – toutes ces manifestations d’autonomie restent à l’état de velléités en raison du mauvais état de nos finances intérieures et extérieures, conséquence du déséquilibre des structures et de la politique de subventions. Les ministres des Finances qui se succèdent sont périodiquement contraints au pèlerinage de Washington ; les résolutions les plus solennelles sont sans cesse remises en cause ; le programme de modernisation militaire arrêté en avril 1957 et qui préfigurait l’avenir de notre politique étrangère est sur le point d’être abandonné, faute de crédits, au début de 1958.

Aux origines de la chute de la IVe République, il y eut certes maints complots, mais surtout la conviction bien arrêtée dans l’armée et dans l’opinion publique que le régime, trop dépendant de Washington sur le plan financier et qui n’osait plus réagir aux votes hostiles des Anglo-Saxons sur le problème algérien ni s’opposer aux « bons offices » de Robert Daniel Murphy après l’affaire de Sakiet, allait être obligé, pour satisfaire l’Amérique, de « brader » l’Algérie comme il l’avait fait de l’Indochine, du Maroc et de la Tunisie.

La sclérose des structures et les déséquilibres financiers qu’elle entraînait condamnaient les efforts militaires de la France pour sauvegarder son empire. Le conservatisme et le nationalisme s’excluaient ; tout compromis entre eux s’avérait finalement impossible.

Lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, la situation de la France est critique, notamment sur le plan financier, et la survie de l’empire est plus qu’aléatoire. Les guerres coloniales, qui ont contribué au délabrement de nos finances, ont détruit notre prestige militaire et culturel dans le monde et fait de notre armée un instrument archaïque parfaitement inadapté à la défense de la métropole. L’Algérie ne peut guère être conservée alors que le Maroc et la Tunisie sont devenus indépendants ; et l’Afrique noire constitue une charge qui est appelée à s’alourdir sans qu’on puisse raisonnablement envisager de créer un jour avec elle un véritable empire franco-africain.

À ce bilan que de Gaulle eut la sagesse et le courage de dresser alors que tant d’autres, vivant dans l’instant, s’en dissimulaient les réalités, il eût été possible d’opposer celui, autrement favorable, que pouvaient présenter ces nations de moyenne importance, l’Allemagne et le Japon, dont les Français avaient voulu à tout prix en 1945 éviter de partager l’inévitable déclin. Guéries pour un temps de la tentation de prétendre à un rôle mondial sans proportion avec leurs possibilités réelles, mais ayant su adapter leurs structures aux exigences de la production moderne, elles connaissaient les taux d’expansion économique les plus élevés du monde occidental ; elles étaient parvenues, malgré toutes les ruines de la guerre, à rendre à leurs citoyens un niveau de vie comparable à celui des Français et avaient même réussi, en dépit des atrocités innombrables commises par leurs armées, à recouvrer une très large part de leur prestige international. Mais une telle comparaison entre la France et d’autres puissances de dimension moyenne ne pouvait intéresser de Gaulle ni les Français. De l’image que leur offraient l’Allemagne et le Japon, ils retenaient surtout que, amputés de leur puissance militaire, ces pays, obligés pour des raisons de sécurité de se ranger dans l’orbite d’un des deux grands, n’étaient plus véritablement maîtres de leur destin. En dépit de leur potentiel industriel, ils étaient des puissances de second plan, alors que la place de la France devait rester au premier rang. D’autres peuples eussent pu s’accommoder de leur position de brillants seconds ; elle était inacceptable pour le nationalisme français.

Une politique d’indépendance et de prestige

C’est donc vers d’autres modèles que devait se tourner la France , et tout naturellement vers ceux qu’offraient les deux grandes nations qui dominent la planète. La politique gaulliste procède d’une analyse approfondie de tout ce qui, dans tous les domaines, fait la force des deux grands, et plus spécialement des États-Unis : leur arsenal militaire, leur puissance d’innovation en matières scientifique et technique, leurs méthodes politiques à l’égard des autres puissances de médiocre importance, leur potentiel économique surtout.

En matière militaire, de Gaulle engage la France dans la constitution d’une panoplie nucléaire diversifiée. Il ne fait d’ailleurs ainsi que reprendre – mais avec des moyens et une résolution dépassant de beaucoup ceux qui ont été mis en œuvre jusque-là – la voie que la IVe République s’était tracée. Conçu en vue de rendre à la France la libre disposition de sa politique étrangère, cet effort dans le domaine nucléaire trouva son aboutissement logique, sur le plan diplomatique, dans la dénonciation, en mars 1966, des accords militaires bilatéraux qui constituaient toute la réalité de l’O.T.A.N. et dans un rapprochement entre Paris, Moscou et Pékin. Mais, mené isolément, il obligera la France , par souci de donner une rentabilité maximale à ses industries d’armement, à fournir des armes à des causes souvent discutables au regard des principes humanitaires qui animent traditionnellement la diplomatie française.

Vis-à-vis des nations du Tiers Monde, et plus spécialement de celles qui se trouvaient encore placées sous sa souveraineté, la France modifia radicalement sa politique. Dès 1959, alors que se jouait le sort de la Communauté instituée par la Constitution du 4 octobre 1958, de Gaulle n’entreprit aucun effort sérieux pour maintenir la suzeraineté nominale de la France sur les nouvelles nations africaines. C’est avec la bénédiction de Paris que ces jeunes États accèdent en 1960 à la souveraineté. Mais, parallèlement à ces concessions, s’inspirant vis-à-vis de l’Afrique des méthodes de Washington vis-à-vis de l’Amérique latine, de Gaulle mettait en place sur le continent noir un réseau complexe d’influences où l’aide financière et technique, les investissements industriels, les traités commerciaux, les accords d’assistance militaire, les activités d’informateurs et d’agents maintenaient dans toute sa réalité la présence française.

Vis-à-vis de l’Algérie, la même politique fut tentée, mais ne put être menée à bien en raison du fossé psychologique créé par la guerre et la rébellion de l’O.A.S. Mais, finalement, l’essentiel aux yeux du gouvernement put être sauvegardé : à savoir le contrôle des terrains pétrolifères, qui permettait à la France d’acquérir son autonomie sur le plan énergétique face aux Anglo-Saxons, et d’accéder en tant qu’interlocuteur majeur sur le marché pétrolier dont l’importance politique et économique est essentielle dans le monde moderne.

Cette politique du pétrole et des matières premières devait d’ailleurs se prolonger bien au-delà des territoires où s’exerçait jusque-là l’influence prédominante de la France. Au Congo, au Moyen-Orient, en Amérique latine, au Canada, au Nigeria, elle devait conduire notre pays, qui échappait de plus en plus aux moyens de pression de Washington, à s’opposer, avec des fortunes diverses, aux intérêts anglo-saxons, dont il était jusque-là peu à peu, et à son corps défendant, devenu solidaire.

Parce que la puissance d’innovation est indispensable au prestige d’une nation majeure, la Ve République s’engagera, à l’instar de l’U.R.S.S. et des États-Unis, dans une politique de recherche scientifique sans rapport direct avec l’état de son industrie. Si, après la mise sur orbite de deux satellites artificiels, la recherche spatiale sera jugée finalement trop dispendieuse, et surtout trop dangereuse, pour le prestige français, en raison de la disproportion de nos performances avec celles des Soviétiques et des Américains, l’effort scientifique n’en continuera pas moins à bénéficier d’un soutien gouvernemental très important dans des domaines où la rentabilité était plus politique qu’économique : ainsi, en ce qui concerne le « plan calcul », le phytotron, le four solaire, la filière française de production des matières fissiles, le procédé français de télévision en couleurs…

Parce que la monnaie d’un État passe pour être le reflet de sa puissance, une politique rigoureuse d’équilibre commercial et budgétaire allait être adoptée. Un duel s’engagera entre le franc et le dollar ; les dangers du Gold Exchange Standard furent dénoncés de la bouche même du chef de l’État, et les avoirs en devises systématiquement convertis pour gager sur l’or notre monnaie nationale. Au début de 1968, la position du franc est si forte qu’il est pris pour base de référence dans un accord commercial conclu entre la Chine populaire et le Japon.

Les paradoxes de la politique économique de la Ve République

Mais quelles que soient sa puissance militaire, son indépendance énergétique, son potentiel scientifique, la valeur de sa monnaie, c’est, en dernière analyse, sur son dynamisme industriel que se juge, à notre époque, la puissance d’une nation. Car c’est de l’état de son économie que dépend finalement la permanence de l’effort entrepris dans les autres domaines.

Une politique conjoncturelle de déflation

C’est là que réside, en apparence du moins, tout le paradoxe de la politique gaulliste : de 1963 à 1967, c’est-à-dire pendant toute la période où, la guerre d’Algérie étant terminée et la crise politique de 1968 n’étant pas ouverte, de Gaulle avait réellement toute liberté de manœuvre, la croissance économique de la France fut systématiquement freinée. En moyenne, au cours de cette période, le taux d’expansion de la production industrielle fut de 4,6% seulement, en ralentissement presque constant d’une année sur l’autre. Encore ce taux moyen ne rend-il pas compte du caractère sectoriel de la croissance : si, dans certaines branches, l’activité se maintenait à un niveau élevé, d’autres secteurs connurent un marasme profond. En 1963 et 1964, on avait pu croire que ce ralentissement était la conséquence naturelle du plan de stabilisation décidé après la surchauffe de 1962, elle-même consécutive au retour des Français d’Algérie. Mais cette explication de la politique économique du régime par des causes purement accidentelles tomba d’elle-même lorsqu’on vit le gouvernement, en 1965, arrêter pour le Ve plan un taux de croissance de 5%, inférieur selon les experts aux possiblités réelles de l’économie française, et accepter corrélativement que quelque six cent mille travailleurs restent sans emploi en 1970. Ce serait pure naïveté que d’attribuer à une série d’erreurs de calcul ou à une appréciation exagérément modeste des possibilités économiques de la France le fait que ce taux de 5% ne put être atteint en 1966 ni en 1967 en raison des restrictions de crédit décidées par le ministère des Affaires économiques et des Finances.

Le freinage de l’expansion procède d’une volonté délibérée qui s’explique parfaitement lorsqu’on passe de l’examen conjoncturel à l’analyse structurelle de la politique économique gaulliste.

La politique structurelle de concentration

À diverses reprises, de Gaulle s’est présenté lui-même comme un révolutionnaire. Et assurément il le fut. Il suffit, pour l’admettre, de s’entendre sur le mot « révolution ». Un fait est, en tout cas, certain : sa politique tendit à un bouleversement profond des structures sociales et surtout économiques du pays. Conséquence de cinquante années de malthusianisme et de protectionnisme social, la sclérose des structures de l’économie française entravait considérablement l’essor de la politique nationaliste du régime, qui ne trouvait pas dans l’appareil productif de la France un instrument adapté à ses ambitions.

Une restructuration de l’économie s’imposait donc. Celle-ci aurait pu se faire, à la longue, par une élimination systématique de toutes les mesures inspirées par l’ancien esprit malthusien, et notamment par l’adoption d’une fiscalité moderne. Sans renoncer absolument à ces techniques, le gouvernement les jugea insuffisantes : non seulement elles étaient trop lentes, mais surtout elles n’étaient pas adaptées aux fins poursuivies. Dans une perspective d’ensemble qui tendait à faire de l’industrie française un auxiliaire de la politique nationaliste de la France , il ne suffisait pas en effet que les entreprises fussent dynamiques sur le plan interne et compétitives à l’étranger : il fallait qu’elles fussent capables et qu’elles eussent la volonté d’implanter des filiales et des établissements à l’étranger, de couvrir le monde d’un réseau d’intérêts français. Or, des entreprises de dimension moyenne peuvent certes être remarquablement gérées, et animées d’un grand dynamisme, se lancer avec succès dans l’exportation de leurs produits et se grouper pour financer la recherche ; mais jamais elles ne consentiront à risquer leurs capitaux dans la création d’usines hors du territoire national.

Il fallait donc « concentrer » l’industrie française, faire en sorte qu’au risque de supprimer la concurrence interne il y ait, dans chaque branche d’activité, une ou deux firmes géantes capables de réunir des fonds considérables et de concevoir une politique mondiale.

Si l’on voulait éviter les nationalisations – et on voulait les éviter à tout prix -, une telle politique de concentration financière imposait l’adoption et le maintien de mesures de déflation, les dirigeants ne consentant à la fusion ou à la cession de leurs entreprises que lorsque leur situation devenait intenable. Elle imposait une longue récession boursière – les cours des actions des sociétés françaises baissent de plus de 40% entre 1962 et 1967 -, afin de permettre les rachats et les prises de contrôle. Elle imposait enfin l’appui apporté par le gouvernement aux banques d’affaires, appui qui lui fut très souvent reproché, mais qui était nécessaire à sa politique, en raison du fait que seuls ces établissements pouvaient présider aux opérations de regroupement indispensables.

Pour paradoxale qu’elle apparaisse de prime abord, l’absence de dynamisme conjoncturel au cours de la première décennie de la Ve République s’intègre parfaitement dans le dessein gaulliste et n’altère en rien sa cohérence. La rigueur de la politique suivie en matière de crédit et dans le domaine budgétaire, indispensable à l’élimination des entreprises marginales et à la formation de grands conglomérats, est également nécessaire pour justifier la récession boursière et pour asseoir la position du franc sur les places étrangères. Sans doute aboutit-elle au sous-emploi. Mais, regrettable sur le plan humain, celui-ci, en favorisant la mobilité des travailleurs et en réduisant l’ardeur de leurs revendications, contribue finalement à la mise en place des structures nouvelles.

Évidemment, une telle politique d’ensemble, si elle satisfaisait pleinement les sentiments nationalistes des Français, heurtait trop leur conservatisme foncier pour être allégrement supportée. Pour la mener à bien, il fallait, si l’on voulait éviter d’avoir recours à la dictature avouée, déployer une grande souplesse et une puissante imagination politique.

Démocratie référendaire et bipolarisation

Initialement, de Gaulle, inspirateur de la Constitution de 1958, avait pensé s’appuyer sur les notables traditionnels : il leur avait confié le soin d’élire le président de la République et avait restauré le prestige du Sénat, porte-parole des élus locaux. Mais il s’avéra rapidement que ces notables, qui avaient fait toute leur carrière dans les cadres des anciens partis, étaient encore plus portés vers le conservatisme et vers une conception traditionnelle de la vie politique que vers le nationalisme qu’on leur proposait.

Au contraire, les deux référendums de janvier 1961 et d’avril 1962 sur le problème algérien montraient que de Gaulle exerçait un ascendant croissant sur le peuple. Sa politique, il est vrai, avait de quoi séduire : il déchargeait la France du fardeau d’une guerre qui, ayant trop duré, était devenue impopulaire ; mais, en même temps, par sa personne, par son attitude antérieure et par ses propos immédiats, il rassurait les Français sur le maintien de la grandeur française.

Un nouveau référendum, en octobre 1962, sur l’élection du président de la République au suffrage universel, fut l’occasion pour le chef de l’État d’éliminer les partis traditionnels du devant de la scène politique : s’étant opposés au référendum pour des raisons constitutionnelles et n’ayant pas été suivis, ils furent écrasés aux élections qui suivirent aussitôt et qui donnèrent au parti gaulliste la majorité absolue à l’Assemblée nationale.

C’est alors qu’à partir de 1963 se développa la politique de bipolarisation de l’opinion publique. Transposant en France une pratique qui a cours dans les pays anglosaxons, mais qui se justifie dans ces pays par le peu d’écart entre les programmes des deux partis à vocation majoritaire, le gouvernement s’efforça, non sans quelque succès, d’accréditer l’idée qu’il ne devait exister en France que deux grands partis et que le communisme était la seule alternative au gaullisme. Lors de l’élection présidentielle de décembre 1965, ayant eu la chance de voir avorter la candidature de Gaston Defferre, qui supposait un rassemblement des forces centristes, les promoteurs de cette idée trouvèrent dans celle de François Mitterrand, allié des communistes, une confirmation de leur propos.

Dès lors, le gaullisme, bien qu’il eût entrepris de transformer les structures économiques de la France , trouva dans le conservatisme foncier du peuple français un allié indispensable à sa pérennité : n’ayant à choisir qu’entre deux expériences de rénovation structurelle, l’électeur le plus conservateur ne pouvait se prononcer qu’en faveur de celle qui apporterait le moindre bouleversement. À la limite, l’écrasement des centres, souhaité par les gaullistes et aussi par le Parti communiste qui en était l’autre bénéficiaire, et consenti par une large fraction des forces de la gauche traditionnelle (P.S.U., Convention et aile gauche de la S.F .I.O.), aboutissait à cette situation paradoxale : plus vif serait le mécontentement provoqué par la politique économique et sociale du gouvernement, plus fort serait au premier tour des élections le pourcentage des voix obtenues par le Parti communiste et ses alliés, mais plus fort serait ce pourcentage, plus vif serait le réflexe conservateur et anticommuniste qui, au second tour, rameuterait les électeurs hésitants autour des candidats gaullistes. Le gouvernement était ainsi amené à tirer profit de la réprobation même que suscitait sa politique.

La dynamique de ce mouvement était telle que les partis du centre devaient normalement disparaître à moyen terme. D’ailleurs, le rajeunissement du corps électoral et l’accoutumance aux nouvelles structures réduisaient peu à peu l’attrait que leur mentalité conservatrice avait jusqu’alors exercé sur le peuple ; et le thème européen, alternative qu’ils proposaient au nationalisme gaulliste (ou peut-être alibi qu’ils s’étaient donné pour refuser les implications économiques de ce nationalisme ?) faisait de moins en moins recette en raison de la résurgence du sentiment nationaliste que l’action du général de Gaulle avait provoquée chez les autres peuples européens.

Dès lors, les préoccupations purement électorales pouvaient devenir de plus en plus étrangères au pouvoir. Préoccupé avant tout de réaliser les mutations qu’il avait entreprises, et de les réaliser au plus vite, car il savait, à son âge, que le temps lui était compté, de Gaulle donna à son action une allure de plus en plus technocratique, choisissant ses conseillers et ses ministres parmi les techniciens plutôt que parmi les hommes politiques, davantage soucieux de répondre aux vœux de l’opinion publique.

La crise de mai 1968

On en était là lorsque survint la crise de mai 1968. Les propagandes convergentes du pouvoir et des gauchistes ont cherché à imposer l’idée que le mouvement de mai serait essentiellement d’inspiration ultra-communisante et qu’il trouverait ses sources en Chine ou à Cuba. On ne saurait cependant accueillir cette interprétation qu’avec beaucoup de réserve. Pour que toute une jeunesse entre en état d’insurrection, que neuf millions de travailleurs se mettent en grève, occupent leurs usines et rejettent les mots d’ordre de reprise de leurs syndicats, pour que toute l’activité d’un grand pays se trouve paralysée, il faut autre chose, dans une société évoluée, que l’action d’une poignée d’agitateurs, dont les entreprises, d’ailleurs, n’étaient même pas coordonnées. Beaucoup plus vraisemblablement, le mouvement de mai fut d’abord, et surtout, un mouvement antigaulliste, qui procédait du refus, sinon du nationalisme gaulliste, du moins des méthodes technocratiques qu’il mettait en œuvre et des structures néo-capitalistes sur lesquelles il prétendait asseoir sa domination.


Affrontement en mai 1968
Les pavés contre les gaz lacrymogènes

Quoi qu’il en soit, et bien qu’il fût parvenu à dominer la crise dans l’instant, de Gaulle, un an plus tard, se retirait de la vie politique, à la suite du rejet par le peuple d’un projet de loi référendaire sur lequel il avait – inopportunément ? – engagé sa responsabilité. La crise monétaire provoquée par la révolution de mai avait d’autant plus miné son prestige qu’il avait fait de la solidité du franc l’alibi de sa politique de déflation, et du duel des monnaies l’élément le plus spectaculaire de sa lutte contre l’hégémonie américaine.

Le centre lança alors une ultime tentative pour reconquérir le pouvoir. Mais celle-ci se brisa devant le veto absolu du Parti communiste à la restauration d’un régime dominé par les forces centristes : parce qu’il voyait dans la politique antiaméricaine de De Gaulle des éléments positifs, parce qu’il appréciait la politique de bipolarisation de l’opinion qui lui conférait des allures d’opposition officielle, parce qu’enfin et surtout il estimait que la poursuite de la politique de concentration financière accroîtrait jusqu’à la rupture le mécontentement de masses que les centristes eussent ralliées au régime, le Parti communiste manœuvra de telle sorte que l’état-major mis en place par de Gaulle parvint à conserver sans difficulté le contrôle des destinées de la nation.

Auteur : Bernard CHANTEBOUT


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